La famille à l'épreuve de la propriété démembrée
La famille à l'épreuve de la propriété démembrée
Rapport du 121e Congrès des notaires de France - Dernière date de mise à jour le 31 janvier 2025
– Relever le défi du démembrement de propriété. – Le démembrement de propriété est, pour le notaire, une institution familière, dont l'évocation suscite toujours chez ses clients une certaine perplexité, voire une totale incompréhension. Ce constat concerne au premier chef la matière successorale : souvent, l'épreuve du deuil amène avec elle la première expérience de la propriété démembrée. L'ouverture de la succession est alors le théâtre d'une scène surréaliste où l'officier public et ministériel entreprend d'expliquer l'usufruit à des héritiers pour le moins déconcertés1046…
– Définition. – L'usufruit – nous dit l'article 578 du Code civil – est « le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d'en conserver la substance ». Comme l'observent d'éminents auteurs1047, cette définition est amputée d'un élément essentiel : le caractère temporaire de l'usufruit, à l'origine de son lien profond avec la matière successorale. Comme aimait à le rappeler Carbonnier, c'est le douaire de la femme veuve que les jurisconsultes de l'Ancien Droit avaient en vue lorsqu'ils théorisaient l'usufruit1048. Et c'est, à l'origine, contre la douairière qu'a été instituée la déchéance pour abus de jouissance1049.
– Fonction du démembrement en droit des successions. – En droit des successions, le démembrement remplit une fonction particulière, consubstantielle à sa nature viagère : assurer la temporisation1050 de la transmission du patrimoine du défunt. C'est dire qu'ici, la mobilisation de l'institution procède moins de la volonté de répartir les utilités de la chose entre plusieurs titulaires1051 que de permettre la succession de plusieurs « propriétaires »1052 sur une même chose. Ce constat tend à vérifier – du moins en droit des successions – l'analyse moderne qui voit dans l'usufruit non un démembrement de propriété, mais une propriété temporaire1053.
– Particularité de la vocation en usufruit. – Lorsque l'on évoque le démembrement de propriété en matière successorale c'est, dans l'immense majorité des cas, pour s'intéresser à la situation d'un héritier bien particulier : le conjoint survivant, entendu comme la personne avec laquelle le défunt était uni par les liens du mariage. En effet, dans le domaine de la dévolution légale, l'usufruit est sans conteste l'apanage du conjoint survivant. D'ailleurs, même dans le domaine de la dévolution volontaire, les dispositions en usufruit sont relativement rares, sauf lorsqu'il s'agit de gratifier une personne avec laquelle le défunt entretenait une communauté de vie. S'il sera surtout question ici du conjoint survivant, la plupart des réflexions qui vont suivre peuvent donc dans une certaine mesure être étendues au partenaire voire au concubin survivant, bénéficiaires d'une libéralité en usufruit, ne serait-ce que parce que cet usufruit relèvera en partie du même régime.
– Une opposition de droits. – L'apparition d'un démembrement de propriété sur la masse successorale crée pour les héritiers une difficulté singulière, tenant à la façon dont le législateur organise les rapports entre titulaires de droits démembrés. En effet, comme le soulignait Carbonnier : « Il est fondamental de remarquer que l'usufruit et la nue-propriété sont deux droits réels parallèles qui, du moins dans la pureté des principes, se côtoient en s'ignorant »1054. Autant dire que les rapports entre le premier et le second s'articulent suivant un principe antagoniste. Pourtant, « l'antagonisme n'existe pas toujours, car il arrive souvent qu'entre nu-propriétaire et usufruitier existent des relations familiales et affectueuses »1055. L'affirmation se vérifie particulièrement en matière successorale où l'usufruitier est souvent uni par un lien d'affection et/ou de parenté avec le ou les nus-propriétaires. Et, même lorsque ces liens font défaut, l'antagonisme n'est pas toujours – loin s'en faut – l'inspirateur des relations au sein de la famille.
– Les liens familiaux à l'épreuve du démembrement. – Omniprésent en matière successorale, le démembrement de propriété implique donc une conception des rapports entre les héritiers qui peut ne pas correspondre à la réalité des liens familiaux. Comment la pratique notariale peut-elle, à rebours des racines d'une institution séculaire, contribuer à maintenir ces liens ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut commencer par identifier les spécificités du démembrement qui se crée à la suite d'un décès, pour rechercher ensuite les voies d'optimisation qui s'offrent en pratique. C'est ainsi qu'après avoir évoqué les principaux caractères de l'usufruit successoral (Sous-titre I), nous nous essaierons à une analyse pratique du démembrement de propriété (Sous-titre II).
Caractères de l'usufruit successoral
– Plan. – En droit des successions, le législateur assigne à la vocation en usufruit une fonction particulière. Si l'on convoque ici le démembrement de propriété, ce n'est pas principalement pour des raisons d'optimisation civile ou fiscale comme c'est le cas dans d'autres matières, mais pour régler un conflit de titres héréditaires. Un bref rappel de son origine historique (Chapitre I) permettra de mieux comprendre cette singularité de l'usufruit successoral (Chapitre II).
Pour aller plus loin
Analyse pratique du démembrement de propriété
– Une fiction clé. – Le démembrement issu à la fois des constructions romaines et coutumières de notre histoire du droit est l'un des rares mécanismes entrés aujourd'hui dans la culture juridique de nos concitoyens. Son régime, nimbé d'approximations, demeure néanmoins assez mal connu du public et nécessite pour le notaire la maîtrise d'un vrai talent de pédagogue.
Pour aller plus loin