– Plan. – La famille et le droit des hypothèques entretiennent des relations historiques dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles ont durablement façonné notre droit civil. Il n'est évidemment guère possible de relater la question de manière exhaustive. Nous retiendrons seulement deux exemples qui nous paraissent fournir les illustrations les plus intéressantes de ce lien historique. Il s'agira donc d'une petite histoire, mais qui contera une grande histoire. L'impérieuse nécessité d'assurer la paix des familles dans les partages de successions, paix qui était gravement menacée par les hypothèques, a conduit à l'émergence de l'un des concepts les plus fondamentaux du droit civil : l'effet déclaratif du partage (§ I). Le financement des ménages, qui était mis à mal par l'hypothèque légale de la femme mariée, a conduit les notaires à inventer de manière particulièrement ingénieuse une pratique que le Code civil s'est empressé de consacrer : la cession d'antériorité (§ II).
Petite histoire de la famille et du droit des hypothèques
Petite histoire de la famille et du droit des hypothèques
Rapport du 121e Congrès des notaires de France - Dernière date de mise à jour le 31 janvier 2025
La naissance de l'effet déclaratif pour effacer les hypothèques de droits indivis
– L'hypothèque générale, un danger pour les partages translatifs. – Initialement, l'Ancien Droit avait la même compréhension du partage que le droit romain : le partage était assimilé à un échange de droits indivis et revêtait dès lors le caractère d'un acte translatif376. Cette conception translative, héritée du droit romain, recelait un très grave inconvénient : les hypothèques qui avaient été constituées par l'un des indivisaires sur sa quote-part indivise se perpétuaient après le partage, même lorsque le bien était attribué à un copartageant autre que celui qui les avait constituées377.
Cette situation n'avait rien de théorique puisque sous l'Ancien Droit, l'hypothèque était générale : tous les biens présents et à venir étaient automatiquement grevés de l'hypothèque en vertu de l'obligation notariée qui avait été contractée par le débiteur378. Il suffisait ainsi qu'un débiteur signe une obligation notariée pour que ses biens présents, mais également ses biens à venir, par succession notamment, soient automatiquement hypothéqués379. En l'absence à cette époque de système de publicité foncière380, ni les copartageants du débiteur, ni même le notaire en charge de réaliser le partage, ne pouvaient deviner la présence de ces hypothèques occultes, dont l'existence était passée sous silence ou même était ignorée par le débiteur. Il pouvait en effet échapper à la compréhension du débiteur qu'une obligation notariée signée de nombreuses années auparavant puisse avoir une incidence sur le règlement futur de la succession de ses parents. Finalement, l'exercice du droit de suite à l'encontre de l'attributaire remettait en cause l'équilibre du partage.
– La naissance de l'effet déclaratif pour sécuriser les partages familiaux. – C'est de ce constat qu'est née la conception déclarative du partage : les juristes médiévaux, soucieux de protéger l'attributaire contre les hypothèques constituées par son copartageant, prônèrent une conception déclarative du partage. Mais leur combat ne fut pas sans peine car les partisans du droit romain, au premier rang desquels figurait Dumoulin, ne pouvaient se résoudre à créer en droit civil une solution contraire à la tradition romaine381. La protestation énergique dont la plume de Dumoulin était pourvue eut pour effet de prolonger le débat jusqu'à la fin du XVI
e siècle382.
Plusieurs arrêts mémorables des 8 janvier 1569, 20 juillet 1571, 15 mai 1581 et 2 août 1595 affirmèrent que le partage était investi d'un effet déclaratif de telle sorte que les hypothèques et autres droits réels constitués pendant l'indivision, par l'un des héritiers, ne pouvaient subsister, après le partage, sur les biens compris dans les lots de ses cohéritiers. Dumoulin fut ébranlé dans ses convictions et finit par admettre que les copartageants « étaient jà saisis de leur part, à die mortis »383. Ainsi, dès la fin du XVI
e siècle, le caractère déclaratif du partage fut irrévocablement déterminé dans la législation civile384.
Pothier ne manquait pas de justifier cette révolution théorique, intervenue pour des raisons pratiques : « Les hypothèques étant extrêmement multipliées parmi nous, on n'aurait pu faire aucun partage sûrement si on ne se fût écarté du droit romain »385. Plus proche de nous, Wahl déclarait que « le sens de l'effet déclaratif est avant tout que les hypothèques inscrites du chef des copropriétaires qui ne sont pas définitivement propriétaires de l'immeuble disparaissent »386. De nos jours, l'effet déclaratif du partage est inscrit à l'article 883 du Code civil387 et son effet libérateur à l'égard des hypothèques grevant des quotes-parts indivises, qui en constitue sa raison historique, est affirmé par l'article 2412, alinéa 2 du même code388.
L'invention de la cession d'antériorité pour faciliter le crédit du ménage
– La famille, berceau de la cession d'antériorité. – Les cessions d'antériorité, et plus généralement les conventions sur le rang hypothécaire, sont parfaitement connues des notaires : pas une seule VEFA n'est signée sans contenir une cession par le vendeur de son rang hypothécaire au profit de la banque qui finance l'acquisition. De même, les dossiers de financement faisant intervenir plusieurs établissements financiers contiennent immanquablement des conventions sur le rang389. Pourtant, la pratique des cessions d'antériorité est née dans des circonstances très différentes : la cession d'antériorité puise ses racines dans la famille, et plus précisément dans l'hypothèque légale de la femme mariée. Cette sûreté, qui était censée protéger la femme contre l'omnipotence de son mari, était en réalité nuisible au crédit du couple : les banques refusaient en effet de financer le ménage de crainte que le rang de leur hypothèque soit finalement primé par cette hypothèque occulte dont le rang rétroactif prenait date au jour du mariage390.
De manière ingénieuse, les notaires du XIX
e siècle ont songé à faire intervenir l'épouse au contrat de prêt afin que celle-ci cède l'antériorité de son hypothèque au profit de la banque qui consentait un crédit391. De la sorte, les notaires sont parvenus à faire de l'hypothèque légale non plus un obstacle au crédit, mais un instrument du crédit au service de la famille.
– Une pratique audacieuse rapidement consacrée par la loi. – La pratique de la cession d'antériorité, telle qu'inventée par les notaires du XIX
e siècle, était particulièrement audacieuse. Il était même permis de s'interroger sur sa validité compte tenu des épineuses questions juridiques qu'elle suscitait : était-il du pouvoir d'un créancier de modifier le rang d'une sûreté légale ? La cession d'antériorité était-elle concevable lorsque la sûreté garantissait une créance incessible telle qu'une pension alimentaire392 ? Soucieux de consacrer la pratique notariale, dont l'intérêt immense était de faciliter le crédit du ménage, le législateur s'empressa de confirmer la validité de la cession de l'hypothèque légale de la femme mariée, y compris lorsque cette hypothèque garantissait une créance incessible393.
De nos jours, la question a beaucoup vieilli : la réforme de la publicité foncière intervenue le 4 janvier 1955 a mis un terme au caractère occulte des hypothèques légales394, ce qui a rendu inutile la cession d'antériorité de l'hypothèque légale de la femme mariée395. Par ailleurs, la loi no 65-570 du 13 juillet 1965 a bilatéralisé l'hypothèque légale de la femme mariée en une hypothèque légale des époux, laquelle ne subsiste plus que pour le régime de la participation aux acquêts depuis la réforme des sûretés du 15 septembre 2021396. La cession d'antériorité, quant à elle, a pris son envol pour participer dorénavant à toutes les opérations de VEFA et de financement faisant intervenir plusieurs créanciers. Elle est expressément visée par le Code civil dans son article 2425.