Dans le domaine de la dévolution légale

Dans le domaine de la dévolution légale

Rapport du 121e Congrès des notaires de France - Dernière date de mise à jour le 31 janvier 2025
– Deux hypothèses. – Dans le domaine de la dévolution légale, la transmission en usufruit ne se conçoit qu'en présence d'un conjoint survivant héritant en concours avec un ou plusieurs descendants1063, ce qui vérifie l'affirmation suivant laquelle ce compromis a spécifiquement été conçu par le législateur en vue de régler un conflit de titres héréditaires entre la parenté et l'alliance. Aux termes de l'article 757 du Code civil : « Si l'époux prédécédé laisse des enfants ou descendants, le conjoint survivant recueille, à son choix, l'usufruit de la totalité des biens existants ou la propriété du quart des biens lorsque tous les enfants sont issus des deux époux et la propriété du quart en présence d'un ou plusieurs enfants qui ne sont pas issus des deux époux ». A priori, deux situations sont donc à distinguer : en l'absence d'enfant non commun, libre au conjoint survivant d'hériter en usufruit ; en présence d'un enfant non commun, cette option est exclue, au profit de droits en pleine propriété.
En réalité, cette distinction issue de la réforme des successions de 2001 est un arbitrage en trompe-l'œil : le démembrement de propriété peut être subi par les descendants aussi bien en l'absence (A) qu'en présence d'enfant non commun (B).

En l'absence d'enfant non commun

– Faculté pour le conjoint survivant d'imposer une dévolution en usufruit ? – En l'absence d'enfant non commun, l'article 757 du Code civil permet au survivant d'opter pour « l'usufruit de la totalité des biens existants », ce qui se traduit par un démembrement grevant l'ensemble de la succession – dont ne font pas partie les biens donnés ou légués1064. Les descendants reçoivent donc leur réserve en nue-propriété, ce qui conduit à se demander dans quelle mesure cet usufruit choisi par le conjoint survivant (I) est, corrélativement, subi par les descendants (II).

L'usufruit choisi par le conjoint survivant

– Caractère unilatéral de l'option. – L'exercice de l'option dont dispose le conjoint survivant en vertu de l'article 757 du Code civil est fondamentalement un acte unilatéral 1065. En principe, le survivant exerce donc ce choix seul et sans concertation avec les descendants avec lesquels il vient en concours. La pratique notariale est à cet égard un peu trompeuse, puisque l'acte d'option est généralement établi par le notaire avec le concours de l'ensemble des héritiers et, en particulier, des descendants qui « prennent acte » de l'option du conjoint survivant et dispensent généralement celui-ci de mettre en place les différentes mesures conservatoires prévues par le droit commun de l'usufruit. Sur ce dernier point, la dispense est pratiquement une clause de style : il en va de la confiance des enfants envers leur parent. On observe qu'en fait, il est particulièrement délicat pour les enfants de solliciter les mesures conservatoires que la loi met à leur disposition ; ce type de demande serait considéré par leur auteur et/ou par les autres descendants comme une marque de défiance, particulièrement malvenue dans le contexte du deuil. Pourtant, ces mesures conservatoires pourraient être utiles dans l'intérêt commun.

L'usufruit subi par les descendants

– Faculté pour les descendants d'échapper au démembrement de propriété. – Indépendamment de la liberté dont dispose le survivant d'opter pour l'usufruit du tout « lorsque tous les enfants sont issus des deux époux »1066, le démembrement de propriété qui se met en place dans cette hypothèse n'est véritablement subi par les descendants que si ceux-ci ne disposent d'aucun moyen de l'empêcher ou, du moins d'en encadrer l'exercice. Se pose dès lors la question de savoir dans quelle mesure les descendants peuvent, en présence d'un conjoint survivant ayant opté pour l'usufruit du tout, échapper au démembrement de propriété. À cet égard, force est de constater que le législateur entend moins permettre aux descendants d'éviter le démembrement en lui-même que de se protéger contre les risques qui lui sont attachés. C'est ce que nous verrons en étudiant les mesures conservatoires ( a ) et la faculté de conversion ( b ).

Mesures conservatoires offertes aux descendants

– Intérêt des mesures conservatoires. – Par essence, l'usufruit implique une obligation de restitution. La protection des droits du nu-propriétaire suppose dès lors que cette restitution soit « possible, fidèle et exacte »1067. D'où l'existence de mesures propres à éviter que le démembrement n'aboutisse in fine à priver le nu-propriétaire de sa vocation à la propriété. En ce qu'elles tendent à sauvegarder les droits du nu-propriétaire, ces mesures sont dites « conservatoires ». À travers la sauvegarde des droits du nu-propriétaire, c'est la protection des descendants qui est en jeu. Sur ce point, un constat s'impose : il n'existe en droit français aucune mesure conservatoire qui soit propre à l'usufruit légal du conjoint survivant. Les descendants n'ont donc à leur disposition que les mesures conservatoires prévues par le droit commun de l'usufruit ( i ), qui ne leur offrent qu'une protection relative ( ii ).
Mesures issues du droit commun de l'usufruit
– Deux mesures principales, une mesure subsidiaire. – Le droit commun de l'usufruit offre au nu-propriétaire deux mesures conservatoires principales et une mesure conservatoire subsidiaire, à savoir :
  • obligation d'établir un inventaire des meubles et un état des immeubles. Préalablement à son entrée en jouissance, l'usufruitier doit dresser un inventaire des meubles et un état des immeubles1068. C'est, en quelque sorte, le degré zéro de la protection du nu-propriétaire : identifier la chose objet de l'usufruit et se préconstituer la preuve de son état à la date d'entrée en jouissance. Ces formalités ont une importance capitale dans la perspective de l'exécution de l'obligation de restitution pesant sur l'usufruitier, dans la mesure où le nu-propriétaire ne peut normalement pas rapporter la preuve de l'état des biens soumis à l'usufruit par d'autres moyens1069. Et, faute pour le nu-propriétaire de rapporter cette preuve, l'usufruitier sera censé avoir reçu les biens dans l'état dans lequel il les restitue ;
  • obligation de fournir caution. L'usufruitier doit « fournir caution de jouir raisonnablement »1070. « En bon père de famille », disait-on naguère. La caution dont il est question ici s'entend d'une caution personnelle, c'est-à-dire d'un tiers (parent, ami, tiers de confiance, etc.) qui se porte garant et contre qui le nu-propriétaire pourra se retourner si l'usufruitier s'avère défaillant1071. À défaut de caution personnelle, l'usufruitier pourrait proposer une hypothèque1072, voire un gage mobilier1073. Quant à la caution bancaire elle n'est, à notre connaissance, pas pratiquée ;
  • à défaut, obligation d'employer. Si l'usufruitier n'a pas pu – ou pas voulu – fournir caution, le nu-propriétaire peut exiger l'emploi des deniers grevés d'usufruit1074, empêchant ainsi l'apparition d'un quasi-usufruit1075. D'où il suit qu'en droit commun, l'obligation d'emploi est subsidiaire à celle de fournir caution1076.
Une protection relative
– Mesures conservatoires et saisine du conjoint survivant. – La protection offerte aux descendants par les mesures conservatoires issues du droit commun de l'usufruit est à relativiser pour deux principales raisons : l'une d'ordre juridique, l'autre d'ordre pratique. Juridiquement le survivant dispose, depuis l'ordonnance de 1958, de la saisine successorale. Son titre héréditaire n'est donc plus soumis à vérification, ce qui lui permet de se mettre en possession des biens de l'hérédité dès l'ouverture de la succession, au même titre que les héritiers directs.
Pratiquement, la particularité de la situation du conjoint survivant tient au fait qu'il se trouve généralement dès avant le décès en possession des biens sur lesquels il a vocation à exercer son usufruit. Or l'efficacité de certaines mesures conservatoires – on pense en particulier à l'obligation de dresser un inventaire – supposerait que le ou les biens concernés ne se trouvent pas déjà entre les mains de l'usufruitier. Cette situation pose problème, surtout en cas de concours avec un ou plusieurs enfants non communs.
– Une protection désuète ? – Indépendamment de la question de leur efficacité dans un contexte successoral, on peut s'interroger sur la pertinence des mesures conservatoires à disposition des nus-propriétaires. Ainsi, par exemple, la caution personnelle ne se rencontre plus guère dans un cadre familial, à l'exception peut-être du droit des baux. Quant à la caution bancaire – d'ailleurs non visée par les textes –, elle ne semble pas pratiquée. On notera que l'avant-projet de réforme du droit des biens prévoit de remplacer l'inventaire par « un descriptif des biens et de leur état »1077 et de remplacer l'obligation de fournir caution par celle de « fournir une sûreté suffisante du respect des obligations mentionnées à l'article 586 [i.e. obligation pour l'usufruitier de jouir des biens conformément à leur destination et de les restituer en fin d'usufruit] ».
Mais la protection des nus-propriétaires ne pourrait-elle pas être assurée par d'autres moyens, au demeurant plus adaptés à la réalité des liens familiaux ? On pourrait s'étonner, par exemple, que les textes n'aient pas prévu la possibilité pour le nu-propriétaire d'exiger la conclusion d'une convention de quasi-usufruit. Il s'agit à n'en pas douter d'une mesure consensuelle, simple et efficace, dans la mesure où le problème pratique que soulève l'usufruit du survivant sur des actifs financiers tient finalement moins à l'exécution de l'obligation de restitution – les « usufruitières aux mains débiles et inexpertes » chères à Carbonnier ont souvent l'esprit d'économie –, qu'à l'identification des actifs en cause et à la détermination de leurs modalités de gestion. On observera d'ailleurs que la conclusion de ce type de convention ne nuit pas aux intérêts de l'usufruitier, bien au contraire.

Faculté de conversion

– « Liquider l'usufruit ». – Les descendants peuvent échapper à la perspective d'hériter en nue-propriété, en usant de la faculté de conversion. L'article 759 du Code civil dispose en effet que : « Tout usufruit appartenant au conjoint sur les biens du prédécédé, qu'il résulte de la loi, d'un testament ou d'une donation de biens à venir, donne ouverture à une faculté de conversion en rente viagère, à la demande de l'un des héritiers nus-propriétaires ou du conjoint successible lui-même ». En théorie, les descendants disposent donc d'un puissant palliatif1078 au démembrement de propriété, à travers la possibilité de « liquider l'usufruit »1079 du conjoint survivant. Mais, en pratique, la faculté de conversion offre un assez bon exemple d'ineffectivité de la loi, tant sa mise en œuvre a des airs de parcours du combattant.
– Un parcours du combattant. – La pertinence de la conversion comme palliatif au démembrement de propriété n'est pas douteuse. Aussi bien, en droit français comme en droit belge, dès qu'il s'est agi d'accorder à l'alliance une vocation légale concurrente à celle de la parenté, c'est cette institution qui fut choisie pour assurer la protection des descendants. Le fait est que, par faveur pour le conjoint survivant, le régime de la conversion tel qu'issu de la loi no 2001-1135 du 3 décembre 2001 a remis en cause cette fonction historique de l'institution. Sa bilatéralisation est, à cet égard, emblématique ; autrefois conçue dans l'intérêt exclusif des descendants qui pouvaient seuls la demander1080, la conversion est à présent aussi – et peut-être même surtout – un moyen pour le conjoint survivant de moduler ses droits.
– Obstacles et limites à la conversion. – Comme l'observent d'éminents auteurs, « la faculté de conversion se pratique rarement sans doute à cause de sa complexité et de ses inconvénients fiscaux »1081. De fait, les descendants qui voudraient échapper au démembrement par le truchement de la conversion sont confrontés à quatre principaux obstacles1082 :
  • absence de règle officielle de calcul de la valeur de l'usufruit. Aucune règle officielle ne précise les modalités de calcul de la valeur de l'usufruit. À supposer que les parties s'accordent sur le principe même de la conversion, encore faut-il qu'elles parviennent à s'entendre sur la valorisation de l'usufruit. Naturellement, en l'absence de règle s'imposant à tous, chacun aura tendance à privilégier la méthode la plus favorable à ses intérêts, suscitant par là même d'interminables débats ;
  • faveur pour la conversion en rente viagère. Le régime de l'institution témoigne encore d'une nette faveur pour la conversion en rente viagère, seule prévue1083 avant la réforme des successions de 20011084. Depuis lors, la conversion en capital est également envisagée, mais ne peut jamais être imposée au conjoint survivant1085. Une fois encore, la promotion du conjoint survivant l'a donc emporté sur la protection des descendants ;
  • impossibilité de convertir l'usufruit portant sur la résidence principale du conjoint survivant sans l'accord de ce dernier. La conversion ne peut faire obstacle à l'usufruit du conjoint survivant sur le logement qu'il occupe à titre de résidence principale sans l'accord de ce dernier1086. Autant dire qu'en ce qui concerne le principal actif successoral, la conversion n'est pas un instrument de protection des descendants. Il s'agit plutôt d'une faculté de modulation de ses droits offerte au conjoint survivant ;
  • régime fiscal désavantageux. Loin de compenser un régime civil pour le moins dissuasif, le législateur fiscal vient au contraire achever l'édifice, en prévoyant que la rente est partiellement taxable comme revenu entre les mains du conjoint survivant1087, tandis qu'elle n'est pas déductible pour le ou les descendants (!)1088.
C'est ainsi qu'au-delà de l'intérêt qu'elle pourrait présenter, notamment en cas de concours du conjoint survivant avec des enfants exclusivement communs, la faculté de conversion est enfermée dans des limites qui la privent d'une grande partie de son attrait. Les descendants doivent donc s'en remettre à la protection toute relative que leur offrent les mesures conservatoires issues du droit commun de l'usufruit. On peut donc dire que, dans le domaine de la dévolution légale, le démembrement est une situation largement subie par les enfants communs. Contre toute attente, les enfants non communs n'échappent pas à ce constat.

En présence d'enfant non commun

– Survivance du démembrement de propriété. – En théorie, les enfants non communs ne peuvent subir le démembrement de propriété, dans la mesure où l'existence d'un seul enfant qui n'est pas issu des deux époux suffit à priver le conjoint survivant de sa vocation légale en usufruit1089. En réalité, nous l'avons dit, il s'agit d'un arbitrage en trompe-l'œil. En dépit de l'éviction de l'usufruit du tout dans cette hypothèse (I), le démembrement survit sur le logement (II).

L'éviction de l'usufruit du tout

– Exclusion de l'option en faveur de l'usufruit. – Dès lors qu'il existe au moins un enfant non commun, l'option offerte au conjoint survivant entre l'usufruit de la totalité des biens existant ou la propriété du quart des biens est « fermée »1090, de sorte que ses droits légaux s'expriment nécessairement en pleine propriété. Dans le domaine de la dévolution légale, tout démembrement de propriété est donc a priori exclu entre beau-parent et bel-enfant, du moins en apparence.
À l'origine de ce choix législatif, on trouve la crainte des conflits entre beau-parent et bel-enfant et la volonté d'éviter de faire de ceux-ci des « nus-propriétaires à vie ». De fait, en présence d'un survivant jeune, l'usufruit universel risquait de priver les enfants non communs de l'exercice de leurs droits successoraux. « Comment (…) la perspective d'être des nus-propriétaires à vie en face d'une usufruitière juvénile pourrait-elle satisfaire les descendants du défunt ? »1091, s'interrogeait Catala. Cela étant, outre que l'on peut se demander s'il est réellement moins conflictuel d'avoir son beau-parent comme coïndivisaire que comme usufruitier, force est de constater que les enfants non communs n'échappent pas au démembrement.

Survivance du démembrement sur le logement familial

– Maintien du démembrement à travers le droit viager au logement. – Nous avons vu qu'à s'en tenir à la lettre de l'article 757 du Code civil, le démembrement de propriété est exclu dans le domaine de la dévolution légale dès lors que le conjoint survivant hérite en concours avec au moins un enfant non commun. Mais c'est sans tenir compte du fait que le conjoint survivant peut par ailleurs prétendre au droit viager au logement sur le logement de la famille et les meubles le garnissant s'il n'en a été privé par un testament notarié1092. Or le droit d'usage et d'habitation n'est jamais qu'un « usufruit en réduction »1093 ; un auteur a pu parler, à cet égard, de « mini-usufruit »1094. Si l'on ajoute à cela les modalités particulières d'imputation du droit viager au logement et le fait que, dans l'immense majorité des cas, le logement de la famille constitue le principal actif successoral, force est de constater que les enfants non communs sont tout autant – quoique de façon différente – exposés à subir le démembrement de propriété que les enfants communs.
Ainsi, dans le cadre de la dévolution légale, l'apparition d'un démembrement de propriété (usufruit ou droit viager au logement suivant le cas) est essentiellement dépendante de l'option du conjoint survivant qui détermine, en creux, la consistance des droits des descendants. D'une certaine manière, l'existence d'un usufruit sur toute la succession ou, suivant le cas, d'un droit d'usage et d'habitation grevant le logement de la famille est donc une situation subie, que ce soit par le défunt ou par ses descendants. Ce constat de la prééminence de la volonté du conjoint survivant dans l'apparition d'un démembrement de propriété sur les biens successoraux est beaucoup moins prégnant dans le domaine de la dévolution volontaire.