Une situation subie ?

Une situation subie ?

Rapport du 121e Congrès des notaires de France - Dernière date de mise à jour le 31 janvier 2025
– Position du problème. – L'usufruit est-il, en matière successorale, une situation subie ? À travers cette interrogation, c'est la possibilité pour le praticien d'influer sur cet arbitrage particulier que porte en lui le démembrement de propriété qui est en cause. Sans surprise, cet arbitrage apparaît beaucoup plus rigide dans le domaine de la dévolution légale (§ I) que dans le domaine de la dévolution volontaire (§ II).

Dans le domaine de la dévolution légale

– Deux hypothèses. – Dans le domaine de la dévolution légale, la transmission en usufruit ne se conçoit qu'en présence d'un conjoint survivant héritant en concours avec un ou plusieurs descendants, ce qui vérifie l'affirmation suivant laquelle ce compromis a spécifiquement été conçu par le législateur en vue de régler un conflit de titres héréditaires entre la parenté et l'alliance. Aux termes de l'article 757 du Code civil : « Si l'époux prédécédé laisse des enfants ou descendants, le conjoint survivant recueille, à son choix, l'usufruit de la totalité des biens existants ou la propriété du quart des biens lorsque tous les enfants sont issus des deux époux et la propriété du quart en présence d'un ou plusieurs enfants qui ne sont pas issus des deux époux ». A priori, deux situations sont donc à distinguer : en l'absence d'enfant non commun, libre au conjoint survivant d'hériter en usufruit ; en présence d'un enfant non commun, cette option est exclue, au profit de droits en pleine propriété.
En réalité, cette distinction issue de la réforme des successions de 2001 est un arbitrage en trompe-l'œil : le démembrement de propriété peut être subi par les descendants aussi bien en l'absence (A) qu'en présence d'enfant non commun (B).

En l'absence d'enfant non commun

– Faculté pour le conjoint survivant d'imposer une dévolution en usufruit ? – En l'absence d'enfant non commun, l'article 757 du Code civil permet au survivant d'opter pour « l'usufruit de la totalité des biens existants », ce qui se traduit par un démembrement grevant l'ensemble de la succession – dont ne font pas partie les biens donnés ou légués. Les descendants reçoivent donc leur réserve en nue-propriété, ce qui conduit à se demander dans quelle mesure cet usufruit choisi par le conjoint survivant (I) est, corrélativement, subi par les descendants (II).

L'usufruit choisi par le conjoint survivant

– Caractère unilatéral de l'option. – L'exercice de l'option dont dispose le conjoint survivant en vertu de l'article 757 du Code civil est fondamentalement un acte unilatéral . En principe, le survivant exerce donc ce choix seul et sans concertation avec les descendants avec lesquels il vient en concours. La pratique notariale est à cet égard un peu trompeuse, puisque l'acte d'option est généralement établi par le notaire avec le concours de l'ensemble des héritiers et, en particulier, des descendants qui « prennent acte » de l'option du conjoint survivant et dispensent généralement celui-ci de mettre en place les différentes mesures conservatoires prévues par le droit commun de l'usufruit. Sur ce dernier point, la dispense est pratiquement une clause de style : il en va de la confiance des enfants envers leur parent. On observe qu'en fait, il est particulièrement délicat pour les enfants de solliciter les mesures conservatoires que la loi met à leur disposition ; ce type de demande serait considéré par leur auteur et/ou par les autres descendants comme une marque de défiance, particulièrement malvenue dans le contexte du deuil. Pourtant, ces mesures conservatoires pourraient être utiles dans l'intérêt commun.

L'usufruit subi par les descendants

– Faculté pour les descendants d'échapper au démembrement de propriété. – Indépendamment de la liberté dont dispose le survivant d'opter pour l'usufruit du tout « lorsque tous les enfants sont issus des deux époux », le démembrement de propriété qui se met en place dans cette hypothèse n'est véritablement subi par les descendants que si ceux-ci ne disposent d'aucun moyen de l'empêcher ou, du moins d'en encadrer l'exercice. Se pose dès lors la question de savoir dans quelle mesure les descendants peuvent, en présence d'un conjoint survivant ayant opté pour l'usufruit du tout, échapper au démembrement de propriété. À cet égard, force est de constater que le législateur entend moins permettre aux descendants d'éviter le démembrement en lui-même que de se protéger contre les risques qui lui sont attachés. C'est ce que nous verrons en étudiant les mesures conservatoires ( a ) et la faculté de conversion ( b ).
Mesures conservatoires offertes aux descendants
– Intérêt des mesures conservatoires. – Par essence, l'usufruit implique une obligation de restitution. La protection des droits du nu-propriétaire suppose dès lors que cette restitution soit « possible, fidèle et exacte ». D'où l'existence de mesures propres à éviter que le démembrement n'aboutisse in fine à priver le nu-propriétaire de sa vocation à la propriété. En ce qu'elles tendent à sauvegarder les droits du nu-propriétaire, ces mesures sont dites « conservatoires ». À travers la sauvegarde des droits du nu-propriétaire, c'est la protection des descendants qui est en jeu. Sur ce point, un constat s'impose : il n'existe en droit français aucune mesure conservatoire qui soit propre à l'usufruit légal du conjoint survivant. Les descendants n'ont donc à leur disposition que les mesures conservatoires prévues par le droit commun de l'usufruit ( i ), qui ne leur offrent qu'une protection relative ( ii ).
Mesures issues du droit commun de l'usufruit
– Deux mesures principales, une mesure subsidiaire. – Le droit commun de l'usufruit offre au nu-propriétaire deux mesures conservatoires principales et une mesure conservatoire subsidiaire, à savoir :
  • obligation d'établir un inventaire des meubles et un état des immeubles. Préalablement à son entrée en jouissance, l'usufruitier doit dresser un inventaire des meubles et un état des immeubles. C'est, en quelque sorte, le degré zéro de la protection du nu-propriétaire : identifier la chose objet de l'usufruit et se préconstituer la preuve de son état à la date d'entrée en jouissance. Ces formalités ont une importance capitale dans la perspective de l'exécution de l'obligation de restitution pesant sur l'usufruitier, dans la mesure où le nu-propriétaire ne peut normalement pas rapporter la preuve de l'état des biens soumis à l'usufruit par d'autres moyens. Et, faute pour le nu-propriétaire de rapporter cette preuve, l'usufruitier sera censé avoir reçu les biens dans l'état dans lequel il les restitue ;
  • obligation de fournir caution. L'usufruitier doit « fournir caution de jouir raisonnablement ». « En bon père de famille », disait-on naguère. La caution dont il est question ici s'entend d'une caution personnelle, c'est-à-dire d'un tiers (parent, ami, tiers de confiance, etc.) qui se porte garant et contre qui le nu-propriétaire pourra se retourner si l'usufruitier s'avère défaillant. À défaut de caution personnelle, l'usufruitier pourrait proposer une hypothèque, voire un gage mobilier. Quant à la caution bancaire elle n'est, à notre connaissance, pas pratiquée ;
  • à défaut, obligation d'employer. Si l'usufruitier n'a pas pu – ou pas voulu – fournir caution, le nu-propriétaire peut exiger l'emploi des deniers grevés d'usufruit, empêchant ainsi l'apparition d'un quasi-usufruit. D'où il suit qu'en droit commun, l'obligation d'emploi est subsidiaire à celle de fournir caution.
Une protection relative
– Mesures conservatoires et saisine du conjoint survivant. – La protection offerte aux descendants par les mesures conservatoires issues du droit commun de l'usufruit est à relativiser pour deux principales raisons : l'une d'ordre juridique, l'autre d'ordre pratique. Juridiquement le survivant dispose, depuis l'ordonnance de 1958, de la saisine successorale. Son titre héréditaire n'est donc plus soumis à vérification, ce qui lui permet de se mettre en possession des biens de l'hérédité dès l'ouverture de la succession, au même titre que les héritiers directs.
Pratiquement, la particularité de la situation du conjoint survivant tient au fait qu'il se trouve généralement dès avant le décès en possession des biens sur lesquels il a vocation à exercer son usufruit. Or l'efficacité de certaines mesures conservatoires – on pense en particulier à l'obligation de dresser un inventaire – supposerait que le ou les biens concernés ne se trouvent pas déjà entre les mains de l'usufruitier. Cette situation pose problème, surtout en cas de concours avec un ou plusieurs enfants non communs.
– Une protection désuète ? – Indépendamment de la question de leur efficacité dans un contexte successoral, on peut s'interroger sur la pertinence des mesures conservatoires à disposition des nus-propriétaires. Ainsi, par exemple, la caution personnelle ne se rencontre plus guère dans un cadre familial, à l'exception peut-être du droit des baux. Quant à la caution bancaire – d'ailleurs non visée par les textes –, elle ne semble pas pratiquée. On notera que l'avant-projet de réforme du droit des biens prévoit de remplacer l'inventaire par « un descriptif des biens et de leur état » et de remplacer l'obligation de fournir caution par celle de « fournir une sûreté suffisante du respect des obligations mentionnées à l'article 586 [i.e. obligation pour l'usufruitier de jouir des biens conformément à leur destination et de les restituer en fin d'usufruit] ».
Mais la protection des nus-propriétaires ne pourrait-elle pas être assurée par d'autres moyens, au demeurant plus adaptés à la réalité des liens familiaux ? On pourrait s'étonner, par exemple, que les textes n'aient pas prévu la possibilité pour le nu-propriétaire d'exiger la conclusion d'une convention de quasi-usufruit. Il s'agit à n'en pas douter d'une mesure consensuelle, simple et efficace, dans la mesure où le problème pratique que soulève l'usufruit du survivant sur des actifs financiers tient finalement moins à l'exécution de l'obligation de restitution – les « usufruitières aux mains débiles et inexpertes » chères à Carbonnier ont souvent l'esprit d'économie –, qu'à l'identification des actifs en cause et à la détermination de leurs modalités de gestion. On observera d'ailleurs que la conclusion de ce type de convention ne nuit pas aux intérêts de l'usufruitier, bien au contraire.
Faculté de conversion
– « Liquider l'usufruit ». – Les descendants peuvent échapper à la perspective d'hériter en nue-propriété, en usant de la faculté de conversion. L'article 759 du Code civil dispose en effet que : « Tout usufruit appartenant au conjoint sur les biens du prédécédé, qu'il résulte de la loi, d'un testament ou d'une donation de biens à venir, donne ouverture à une faculté de conversion en rente viagère, à la demande de l'un des héritiers nus-propriétaires ou du conjoint successible lui-même ». En théorie, les descendants disposent donc d'un puissant palliatif au démembrement de propriété, à travers la possibilité de « liquider l'usufruit » du conjoint survivant. Mais, en pratique, la faculté de conversion offre un assez bon exemple d'ineffectivité de la loi, tant sa mise en œuvre a des airs de parcours du combattant.
– Un parcours du combattant. – La pertinence de la conversion comme palliatif au démembrement de propriété n'est pas douteuse. Aussi bien, en droit français comme en droit belge, dès qu'il s'est agi d'accorder à l'alliance une vocation légale concurrente à celle de la parenté, c'est cette institution qui fut choisie pour assurer la protection des descendants. Le fait est que, par faveur pour le conjoint survivant, le régime de la conversion tel qu'issu de la loi no 2001-1135 du 3 décembre 2001 a remis en cause cette fonction historique de l'institution. Sa bilatéralisation est, à cet égard, emblématique ; autrefois conçue dans l'intérêt exclusif des descendants qui pouvaient seuls la demander, la conversion est à présent aussi – et peut-être même surtout – un moyen pour le conjoint survivant de moduler ses droits.
– Obstacles et limites à la conversion. – Comme l'observent d'éminents auteurs, « la faculté de conversion se pratique rarement sans doute à cause de sa complexité et de ses inconvénients fiscaux ». De fait, les descendants qui voudraient échapper au démembrement par le truchement de la conversion sont confrontés à quatre principaux obstacles :
  • absence de règle officielle de calcul de la valeur de l'usufruit. Aucune règle officielle ne précise les modalités de calcul de la valeur de l'usufruit. À supposer que les parties s'accordent sur le principe même de la conversion, encore faut-il qu'elles parviennent à s'entendre sur la valorisation de l'usufruit. Naturellement, en l'absence de règle s'imposant à tous, chacun aura tendance à privilégier la méthode la plus favorable à ses intérêts, suscitant par là même d'interminables débats ;
  • faveur pour la conversion en rente viagère. Le régime de l'institution témoigne encore d'une nette faveur pour la conversion en rente viagère, seule prévue avant la réforme des successions de 2001. Depuis lors, la conversion en capital est également envisagée, mais ne peut jamais être imposée au conjoint survivant. Une fois encore, la promotion du conjoint survivant l'a donc emporté sur la protection des descendants ;
  • impossibilité de convertir l'usufruit portant sur la résidence principale du conjoint survivant sans l'accord de ce dernier. La conversion ne peut faire obstacle à l'usufruit du conjoint survivant sur le logement qu'il occupe à titre de résidence principale sans l'accord de ce dernier. Autant dire qu'en ce qui concerne le principal actif successoral, la conversion n'est pas un instrument de protection des descendants. Il s'agit plutôt d'une faculté de modulation de ses droits offerte au conjoint survivant ;
  • régime fiscal désavantageux. Loin de compenser un régime civil pour le moins dissuasif, le législateur fiscal vient au contraire achever l'édifice, en prévoyant que la rente est partiellement taxable comme revenu entre les mains du conjoint survivant, tandis qu'elle n'est pas déductible pour le ou les descendants (!).
C'est ainsi qu'au-delà de l'intérêt qu'elle pourrait présenter, notamment en cas de concours du conjoint survivant avec des enfants exclusivement communs, la faculté de conversion est enfermée dans des limites qui la privent d'une grande partie de son attrait. Les descendants doivent donc s'en remettre à la protection toute relative que leur offrent les mesures conservatoires issues du droit commun de l'usufruit. On peut donc dire que, dans le domaine de la dévolution légale, le démembrement est une situation largement subie par les enfants communs. Contre toute attente, les enfants non communs n'échappent pas à ce constat.

En présence d'enfant non commun

– Survivance du démembrement de propriété. – En théorie, les enfants non communs ne peuvent subir le démembrement de propriété, dans la mesure où l'existence d'un seul enfant qui n'est pas issu des deux époux suffit à priver le conjoint survivant de sa vocation légale en usufruit. En réalité, nous l'avons dit, il s'agit d'un arbitrage en trompe-l'œil. En dépit de l'éviction de l'usufruit du tout dans cette hypothèse (I), le démembrement survit sur le logement (II).

L'éviction de l'usufruit du tout

– Exclusion de l'option en faveur de l'usufruit. – Dès lors qu'il existe au moins un enfant non commun, l'option offerte au conjoint survivant entre l'usufruit de la totalité des biens existant ou la propriété du quart des biens est « fermée », de sorte que ses droits légaux s'expriment nécessairement en pleine propriété. Dans le domaine de la dévolution légale, tout démembrement de propriété est donc a priori exclu entre beau-parent et bel-enfant, du moins en apparence.
À l'origine de ce choix législatif, on trouve la crainte des conflits entre beau-parent et bel-enfant et la volonté d'éviter de faire de ceux-ci des « nus-propriétaires à vie ». De fait, en présence d'un survivant jeune, l'usufruit universel risquait de priver les enfants non communs de l'exercice de leurs droits successoraux. « Comment (…) la perspective d'être des nus-propriétaires à vie en face d'une usufruitière juvénile pourrait-elle satisfaire les descendants du défunt ? », s'interrogeait Catala. Cela étant, outre que l'on peut se demander s'il est réellement moins conflictuel d'avoir son beau-parent comme coïndivisaire que comme usufruitier, force est de constater que les enfants non communs n'échappent pas au démembrement.

Survivance du démembrement sur le logement familial

– Maintien du démembrement à travers le droit viager au logement. – Nous avons vu qu'à s'en tenir à la lettre de l'article 757 du Code civil, le démembrement de propriété est exclu dans le domaine de la dévolution légale dès lors que le conjoint survivant hérite en concours avec au moins un enfant non commun. Mais c'est sans tenir compte du fait que le conjoint survivant peut par ailleurs prétendre au droit viager au logement sur le logement de la famille et les meubles le garnissant s'il n'en a été privé par un testament notarié. Or le droit d'usage et d'habitation n'est jamais qu'un « usufruit en réduction » ; un auteur a pu parler, à cet égard, de « mini-usufruit ». Si l'on ajoute à cela les modalités particulières d'imputation du droit viager au logement et le fait que, dans l'immense majorité des cas, le logement de la famille constitue le principal actif successoral, force est de constater que les enfants non communs sont tout autant – quoique de façon différente – exposés à subir le démembrement de propriété que les enfants communs.
Ainsi, dans le cadre de la dévolution légale, l'apparition d'un démembrement de propriété (usufruit ou droit viager au logement suivant le cas) est essentiellement dépendante de l'option du conjoint survivant qui détermine, en creux, la consistance des droits des descendants. D'une certaine manière, l'existence d'un usufruit sur toute la succession ou, suivant le cas, d'un droit d'usage et d'habitation grevant le logement de la famille est donc une situation subie, que ce soit par le défunt ou par ses descendants. Ce constat de la prééminence de la volonté du conjoint survivant dans l'apparition d'un démembrement de propriété sur les biens successoraux est beaucoup moins prégnant dans le domaine de la dévolution volontaire.

Dans le domaine de la dévolution volontaire

– Le domaine du démembrement choisi ? – De prime abord, on aurait tendance à penser que le domaine de la dévolution volontaire – entendu comme un espace juridique dans lequel s'exprime en principe un choix libre et éclairé – ne laisse pas de place au démembrement subi. En réalité, tout est affaire de point de vue : dans la pratique, on observe en effet que le démembrement choisi par les uns peut être vécu comme une situation subie par les autres. Au fond, tout dépend de qui a le pouvoir de choisir le démembrement de propriété. L'affirmation suivant laquelle la dévolution volontaire ne laisserait pas de place au démembrement subi appelle donc en réalité quelques nuances, suivant que l'usufruit est choisi par le de cujus (A), par son conjoint survivant (B) ou par les descendants (C).

L'usufruit choisi par le de cujus

– Faculté pour le – de cujus d'imposer un démembrement de propriété ? – Dans le domaine de la dévolution volontaire, le de cujus est libre de choisir la nature des droits de son conjoint survivant, en gratifiant ce dernier soit en pleine propriété, soit en usufruit, soit de façon mixte. Est-ce à dire, pour autant, que le de cujus peut forcer ses héritiers à subir une dévolution en démembrement de propriété ? À notre avis, une distinction s'impose, suivant qu'il s'agit de son conjoint survivant ou de ses descendants.
– À l'égard du conjoint survivant : un pouvoir quasiment absolu. – Le pouvoir du de cujus d'imposer à son conjoint survivant une dévolution en usufruit est quasiment absolu en ce sens que, si tel est son choix, le survivant ne pourra guère s'y opposer, sauf à renoncer à la succession.
Techniquement, ce pouvoir connaît une gradation. De fait, s'il s'agit seulement d'imposer le principe du démembrement de propriété sans remettre en cause la liberté pour le survivant d'en moduler l'assiette, il suffira pour le de cujus de consentir une libéralité en usufruit et de priver son conjoint survivant de ses droits légaux, en ce compris le droit viager au logement le cas échéant. S'il s'agit non seulement d'imposer le principe du démembrement, mais aussi d'en fixer l'assiette, il faudra en outre que le de cujus prive son conjoint survivant de la faculté de cantonnement. En réalité, le seul tempérament au pouvoir du de cujus d'imposer à son conjoint survivant un démembrement de propriété tient à la faculté de conversion, qui est d'ordre public, mais dont nous avons souligné les difficultés d'application.
– À l'égard des descendants : un pouvoir relatif. – Le pouvoir dont dispose le de cujus d'imposer à ses descendants une dévolution en usufruit est un peu plus relatif, dans la mesure où il connaît au moins deux limites. La première, d'une importance pratique somme toute limitée tient, ici aussi, au caractère d'ordre public de la faculté de conversion qui permet sous certaines conditions aux descendants d'échapper au démembrement de propriété. La seconde, dont la portée pratique est beaucoup plus significative, tient à l'impossibilité pour le de cujus d'imposer à ses descendants un quasi-usufruit. Cette impossibilité résulte indirectement des termes de l'article 1094-3 du Code civil qui dispose que : « Les enfants ou descendants pourront, nonobstant toute stipulation contraire du disposant, exiger, quant aux biens soumis à l'usufruit, qu'il soit dressé inventaire des meubles ainsi qu'état des immeubles, qu'il soit fait emploi des sommes et que les titres au porteur soient, au choix de l'usufruitier, convertis en titres nominatifs ou déposés chez un dépositaire agréé ». Il résulte de ce texte que le de cujus ne peut – et nos formules de donations entre époux l'oublient constamment – priver ses descendants de la possibilité d'exiger l'emploi des deniers grevés d'usufruit. Or – il faut le rappeler – dans le domaine de la dévolution volontaire, l'obligation d'employer n'est pas subsidiaire à celle de fournir caution et, surtout, elle fait obstacle à l'apparition d'un quasi-usufruit. Les descendants disposent donc ici d'un puissant moyen de défense contre la volonté de leur auteur, dès lors qu'il s'agit d'espèces sonnantes et trébuchantes.

L'usufruit choisi par le conjoint survivant

– Option du conjoint survivant en présence d'une libéralité en sa faveur. – Le conjoint survivant gratifié peut choisir entre les différentes quotités, mais l'on observe que ce choix comportera toujours une part d'usufruit, sauf à refuser la libéralité pour se contenter du quart légal en pleine propriété, ce qui arrive rarement en pratique.
– Faculté pour le conjoint survivant de moduler sa vocation en usufruit. – En présence d'une libéralité à son profit, le conjoint survivant peut, à travers la faculté de cantonnement, librement déterminer l'assiette de son usufruit. Ce faisant, « le gratifié lui-même devient (…) maître du jeu, habile àgraduer a posteriori, à sa façon, les décisions libérales du disposant ». Deux observations peuvent être faites. La première est que la faculté de cantonnement n'est pas d'ordre public. Le de cujus peut donc empêcher son conjoint de modifier a posteriori l'assiette de son usufruit, donc d'aller à l'encontre de ses prévisions, en lui retirant cette liberté. La seconde observation tient au fait que les descendants n'ont, en revanche, aucune prise sur le cantonnement, en raison de son caractère unilatéral. Pour eux, le cantonnement est donc nécessairement subi, même si la pratique notariale s'attache à ce qu'il soit, autant que possible, mis en œuvre de façon concertée.
Reste la question de savoir si la faculté de cantonnement permettrait au conjoint survivant de créer de toutes pièces un démembrement de propriété que le défunt n'avait pas prévu.
– Faculté pour le conjoint survivant de s'arroger une vocation en usufruit ? – Le cantonnement permet-il au conjoint survivant d'aller jusqu'à s'arroger une vocation en usufruit en présence d'une libéralité en pleine propriété ? La doctrine est partagée sur ce point. Pour le professeur Grimaldi, « le cantonnement ne peut se traduire par la création d'un usufruit, c'est-à-dire d'un droit sur la chose d'autrui. S'approprier ou démembrer n'est pas cantonner ». Cette interprétation paraît plus fidèle à la lettre du texte et à la ratio legis du cantonnement. Au demeurant, elle est plus respectueuse des prévisions du disposant. Comme le souligne l'auteur précité, « la faculté de cantonnement n'est pas une licence de faire n'importe quoi : elle n'est pas un permis de dénaturer ou de dépecer la libéralité ».
Le professeur Sauvage est cependant partisan d'une interprétation plus libérale. Pour lui, « s'il est vrai que le cantonnement est incapable de corrompre la nature de l'objet libéral, celle-ci conserve parfois sa part de mystère en droit des biens. Ainsi, à adopter la conception de l'usufruit causal, aujourd'hui encore dominante, il n'est pas contre nature de cantonner le droit de propriété à un droit d'usufruit. De même, si l'on veut bien admettre que la copropriété d'un bien, c'est encore la propriété, alors même que les droits des indivisaires sont concurrents, il n'est pas interdit de cantonner l'objet légué à une quote-part de celui-ci ». Telle était, au demeurant, la position de l'administration au terme de la circulaire du 29 mai 2007 de présentation de la réforme des successions.
Les développements qui précèdent permettent de voir que, dans le domaine de la dévolution volontaire, le de cujus et son conjoint survivant sont, dans une large mesure, libres de choisir une dévolution de la succession en usufruit, donc d'imposer un démembrement de propriété aux descendants. Ces derniers peuvent-ils, de la même manière, imposer un démembrement de propriété au de cujus et au conjoint survivant ? L'analyse des règles de la dévolution volontaire permet de constater que la liberté dont disposent les descendants en la matière est considérablement limitée. Ces derniers ne peuvent en effet imposer le démembrement de propriété que dans un cas bien particulier, qu'il convient à présent d'évoquer.

L'usufruit choisi par les descendants

– La faculté de substitution. – Il subsiste, dans le domaine de la dévolution volontaire, une institution relativement méconnue, qui permet dans une hypothèse bien particulière aux descendants d'imposer au conjoint survivant une dévolution en usufruit : la faculté de substitution de l'article 1098 du Code civil. Aux termes du premier alinéa de ce texte : « Si un époux a fait à son conjoint, dans les limites de l'article 1094-1, une libéralité en propriété, chacun des enfants qui ne sont pas issus des deux époux aura, en ce qui le concerne, sauf volonté contraire et non équivoque du disposant, la faculté de substituer à l'exécution de cette libéralité l'abandon de l'usufruit de la part de succession qu'il eût recueillie en l'absence de conjoint survivant ». Ce texte permet théoriquement à « chacun des enfants qui ne sont pas issus des deux époux » de perdre « la jouissance immédiate de sa part mais [de] retrouver en contrepartie la même vocation à la propriété que l'enfant commun peut espérer recueillir à terme ». Il s'agit, à notre connaissance, de la seule hypothèse dans laquelle le survivant peut se voir imposer un démembrement à l'initiative d'un descendant. Mais en fait, cette perspective est largement illusoire : outre que la faculté de substitution est réservée aux enfants non communs (I), elle est rendue ineffective par la jurisprudence et la pratique notariale (II), à tel point que l'on en vient à douter de son utilité (III).

Une faculté réservée aux enfants non communs

– Justification historique. – La faculté de substitution n'est pas ouverte à tous les descendants, mais seulement aux enfants non communs. Introduit par la loi no 72-3 du 3 janvier 1972 sur la filiation, l'article 1098 du Code civil est en effet à l'origine une mesure visant à protéger les enfants jadis qualifiés de « naturels » contre les libéralités en propriété consenties par leur auteur à leur beau-parent survivant. Ce type de libéralité est en effet considéré comme particulièrement dangereux pour les enfants non issus des deux époux, étant donné leur absence de vocation légale à l'égard du gratifié. Cette première limitation au champ d'application du texte appelle à notre sens deux observations.
– Observations critiques. – La première observation qu'appelle la faculté de substitution est qu'elle suppose l'existence d'une libéralité en pleine propriété consentie à l'époux survivant, ce qui en réduit doublement la portée. D'une part, cette faculté ne concerne ni le quart légal en pleine propriété, ni les avantages matrimoniaux. D'autre part, elle n'est d'aucun secours en présence d'une libéralité en pleine propriété bénéficiant au concubin ou au partenaire survivant.
La seconde observation tient au choix du législateur d'avoir réservé la protection de l'article 1098 du Code civil aux seuls enfants non communs. Il est indéniable que les libéralités en propriété consenties à leur beau-parent présentent objectivement pour eux un risque plus important que pour les enfants communs. Pour autant, la seule espérance qu'ont ces derniers d'hériter du conjoint survivant gratifié suffit-elle à justifier qu'ils soient privés de la faculté de substitution ? Surtout, quel profit les enfants non communs pourraient-ils retirer du rétablissement d'un démembrement que la dévolution légale a voulu écarter dans cette hypothèse, de surcroît dans leur intérêt ?

Une faculté rendue ineffective par la jurisprudence et la pratique notariale

– Influence de la jurisprudence. – La portée de l'article 1098 du Code civil est tout d'abord limitée par l'interprétation qu'en a faite la Cour de cassation. Celle-ci a en effet écarté la faculté de substitution lorsque le conjoint gratifié reçoit par ailleurs l'usufruit de toute la succession en vertu de l'article 1094-1 du Code civil, ce qui est très souvent le cas en pratique. Une dizaine d'années plus tard, la Haute juridiction a estimé que l'article 1098 du Code civil était pareillement neutralisé en présence d'une libéralité laissant au conjoint survivant le choix entre les trois branches de la quotité disponible spéciale, ce qui est pratiquement une clause de style.
– Influence de la pratique notariale. – L'ineffectivité de la faculté de substitution se trouve encore accentuée par une pratique notariale – partiellement irraisonnée serait-on tenté de dire – en matière de libéralités entre époux. Ainsi, en présence d'une libéralité en pleine propriété, un biais favorable au conjoint survivant conduit généralement le praticien à stipuler que les descendants seront privés de la faculté prévue par l'article 1098 du Code civil. De façon moins consciente, les clauses usuelles des donations entre époux prévoient quasi systématiquement que le conjoint survivant aura le choix entre les trois branches du disponible spécial, ce qui, par l'effet de la jurisprudence de la Cour de cassation, aboutit ipso facto à priver les enfants non communs de la faculté de substitution.

Une faculté inutile ?

– Proposition de suppression. – Les développements qui précèdent permettent de comprendre pourquoi le notariat a proposé, il y a déjà de cela près de vingt ans, l'abrogation pure et simple de l'article 1098 du Code civil. On peut toutefois se demander si l'évolution qu'ont connue les structures familiales depuis cette époque ne devrait pas conduire à reconsidérer cette proposition.
Déjà, l'argument suivant lequel le texte est ineffectif est critiquable. De fait, au-delà d'un champ d'application certes assez restreint, c'est surtout la jurisprudence et la pratique notariale qui contribuent à priver d'effectivité la faculté de substitution. Surtout, la faculté de substitution est, à notre connaissance, le seul moyen de conférer aux enfants non communs le pouvoir de rétablir la temporisation à leur profit, en imposant un démembrement de propriété au conjoint survivant. Or on peut imaginer que le disposant, tout en ayant la volonté d'avantager son conjoint survivant au moyen d'une libéralité en pleine propriété, puisse aussi bien se satisfaire de voir ce dernier gratifié seulement en usufruit, sans pourtant lui confier le pouvoir de choisir entre ces deux options. Il faut bien voir, en effet, que l'article 1098 du Code civil permet aux enfants non communs d'assurer le respect du principe de conservation des biens dans la famille, sans pour autant que ce principe s'impose à eux. Cette faculté pourrait donc s'avérer intéressante, par exemple, lorsque la libéralité en pleine propriété porte sur un bien présentant, pour les enfants du disposant, une valeur familiale importante.
Ainsi, que ce soit dans le domaine de la dévolution légale ou dans le domaine de la dévolution volontaire, le choix de voir l'ouverture de la succession se traduire par l'apparition d'un démembrement de propriété sur les biens de l'hérédité appartient surtout au de cujus et au conjoint survivant. La place laissée, en la matière, à la volonté des descendants est très réduite, voire inexistante. Ce constat conduit à se demander dans quelle mesure ce démembrement de propriété qui s'impose aux descendants est susceptible de faire l'objet d'aménagements conventionnels, propres à garantir le respect des intérêts de chacun et la pacification du règlement successoral.