Une alternative séduisante à la constitution d'un usufruit

Une alternative séduisante à la constitution d'un usufruit

Rapport du 121e Congrès des notaires de France - Dernière date de mise à jour le 31 janvier 2025
– Plan. – La possibilité de constituer un droit réel de jouissance spécial n'a pas toujours été admise. Sa reconnaissance jurisprudentielle est récente et n'a pas suscité l'unanimité de la doctrine (Sous-section I). Au-delà de sa reconnaissance, la jurisprudence a façonné peu à peu des bribes de son régime juridique (Sous-section II).

Rappel de la problématique

– Une consécration jurisprudentielle actée. – La jurisprudence a reconnu le principe de la liberté de création d'un droit réel conventionnel de jouissance. Jusqu'à l'arrêt du 31 octobre 2012044 de la troisième chambre civile de la Cour de cassation, la question de la possibilité de création d'un droit réel conventionnel se posait.
La source de cette incertitude résidait dans l'interprétation qu'il fallait donner des dispositions de l'article 543 du Code civil. Pour mémoire, cet article énonce que l'on « peut avoir sur les biens, ou un droit de propriété, ou un simple droit de jouissance, ou seulement des services fonciers à prétendre ». Une interprétation stricte de ces dispositions pouvait conduire à soutenir l'idée du caractère limitatif des droits que l'on peut posséder sur une chose. En conséquence, aucun démembrement autre que celui défini par la loi ne serait possible. Au contraire, les défenseurs d'une interprétation extensive de l'article 543 du Code civil soutiennent la possibilité de créer conventionnellement des droits réels au nom de la liberté contractuelle et du principe du consensualisme. Dans un arrêt du 31 octobre 2012 précédé d'un arrêt du 23 mai 2012, la troisième chambre civile prend expressément position sur la question du numerus clausus des droits réels. La question de la nature de ce droit de jouissance se posait. La troisième chambre civile de la Cour de cassation casse l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 10 février 2011 aux visas des anciens articles 544 et 1134 du Code civil, dans l'attendu de principe suivant : « Les parties étaient convenues de conférer à La Maison de Poésie, pendant toute la durée de son existence, la jouissance ou l'occupation des locaux où elle était installée ou de locaux de remplacement, la cour d'appel, qui a méconnu leur volonté de constituer un droit réel au profit de la fondation, a violé les textes susvisés ».
La Cour de cassation écarte la théorie du numerus clausus des droits réels. La cour d'appel a donc méconnu la volonté des parties en requalifiant en droit d'usage et d'habitation le droit réel de jouissance d'une durée égale à celle de la fondation. Il est désormais possible de créer des droits réels autres que ceux énoncés par la loi. Le triptyque énoncé par l'article 543 du Code civil ne présente pas un caractère limitatif. La Cour de cassation accorde une place importante à la liberté contractuelle, au pouvoir de la volonté individuelle.
En présence d'un droit réel innommé, la problématique du rattachement du droit à une catégorie existante au sens de l'article 543 du Code civil se pose. Les prérogatives du bénéficiaire étant limitées à la jouissance du bien, la qualification de droit de propriété ne saurait être retenue. En ce qui concerne le droit de jouissance, aurait-il pu être qualifié de droit d'usufruit ou de droit d'usage et d'habitation ? L'usufruit défini à l'article 578 du Code civil « (…) est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d'en conserver la substance ». Le droit conféré à la fondation Maison de Poésie se limitait à la jouissance ou à l'occupation. Les prérogatives conservées par cette dernière étaient donc plus réduites que celles offertes par l'usufruit.
La qualification de droit d'usage et d'habitation devait être écartée en raison de sa durée légale ne pouvant excéder trente ans pour les personnes morales. Le droit d'habitation est par ailleurs écarté, se restreignant à « ce qui est nécessaire pour l'habitation de celui à qui ce droit est concédé et de sa famille »045.
La cour d'appel de Paris avait d'ailleurs retenu cette qualification de droit d'usage et d'habitation, abandonnée par la Cour de cassation. Pouvait-il être qualifié de droit de superficie ? Le droit de superficie consiste dans le droit réel qu'un propriétaire exerce sur la surface du fonds dont le sol ou le dessous appartient à un autre propriétaire. C'est un droit perpétuel, sauf convention contraire. Le droit de superficie contient tous les attributs de la propriété (droit d'usage, droit de percevoir les fruits, droit de disposer) et il est sujet à publicité foncière.
La qualification de droit de superficie supposerait l'existence d'un droit de propriété du vendeur. C'est donc la qualification de « droit de jouissance spéciale d'un bien » et la constitution d'un droit réel sui generis que la Cour de cassation a retenues.
Cette solution doit être saluée dans la mesure où elle ouvre désormais aux parties le champ de la liberté contractuelle.
– Les limites du droit de jouissance spéciale. – La notion de jouissance spéciale n'est pas expressément définie par la Cour de cassation. La jouissance est « le droit de percevoir les fruits d'un bien sur sa seule signature et d'en disposer sans en être comptable. (…) Elle englobe aussi l'usage (droit de se servir personnellement de la chose) »046.
Elle peut encore être définie comme « le pouvoir de retirer toutes les utilités d'une chose attachées à sa possession naturelle, son usage bien sûr, mais aussi ses fruits et autres émoluments »047. Le terme « spécial » s'oppose à celui de « général » qui englobe la jouissance complète de la chose d'autrui.
Il est désormais possible de créer un droit conventionnel de jouissance sui generis, dont les parties prendront garde de définir méticuleusement le régime juridique et les modalités d'extinction048.
Quel en est l'intérêt ? Le droit réel de jouissance spécial échappe aux impératifs contraignants du régime de l'usufruit. Il s'agit de conférer au titulaire du droit une ou plusieurs utilités particulières de certains biens.
Quelles sont toutefois les limites à cette liberté contractuelle de création de droits réels ? Selon la Haute juridiction : « Le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien qui s'exercera pendant toute la durée d'existence de son bénéficiaire ».
Quid des limites temporelles de ce droit ? Les parties peuvent librement convenir de la durée du droit. La question de la possibilité d'instituer un droit réel spécial de jouissance perpétuel se posait. Les tenants d'une perception libérale et innovante du droit des biens se montraient favorables à la reconnaissance de droits réels originaux et perpétuels. La jurisprudence avait d'ailleurs reconnu cette possibilité au droit de jouissance privatif des parties communes en copropriété, au droit de superficie ou au droit de crû et à croître049. Une partie de la doctrine estimait alors que la perpétuité était possible, dans la mesure où le droit en question revêt le qualificatif de droit réel et à condition qu'il soit insusceptible d'extinction par le non-usage050.
L'arrêt de la cour d'appel de Paris du 18 septembre 2014051 répond positivement aux questions de savoir si le droit réel perpétuel de jouissance peut ne pas être assorti d'un terme extinctif et s'il peut être considéré comme insusceptible de prescription acquisitive. Il précise, à propos du droit réel de jouissance spéciale, « qu'aucune disposition légale ne prévoit que la durée d'un tel droit serait limitée à trente ans, ce droit réel de jouissance spéciale ne s'éteignant que par l'expiration du temps pour lequel il a été consenti ».
Ces arrêts n'avaient cependant pas tranché la question de savoir si, en l'absence de durée convenue entre les parties, ce droit est perpétuel ou temporaire. Certains auteurs soutenaient au contraire que la perpétuité d'un tel droit nuit à l'esprit classique du droit des biens et constitue une menace pour le propriétaire qui ne peut plus retrouver son droit, la propriété ne pouvant se reconstituer par le temps. Cette position était prônée par les garants de la propriété individuelle. La perpétuité est une caractéristique du droit de propriété. Le professeur Rémy Libchaber voit même dans la non-extinction du droit réel sur la chose d'autrui par le temps un retour au domaine divisé de l'Ancien Droit052.
La Cour de cassation a tranché la question et exclut, dans un arrêt du 28 janvier 2015053, la perpétuité des droits réels de jouissance spéciale lorsque leur durée n'est pas limitée dans l'acte constitutif.
À défaut de précision relative à la durée du droit réel, ce dernier sera donc soumis à l'article 619 du Code civil, et donc limité à une durée de trente ans. A contrario, il convient de penser que rien n'interdit, toujours lorsqu'aucune durée n'a été convenue, que le droit réel de jouissance spéciale puisse être viager s'il a été institué au profit d'une personne physique.
Lorsque l'acte constitutif du droit réel prévoit une limite temporelle, elle doit être respectée. Le droit réel peut avoir une durée supérieure à trente ans sans pour autant pouvoir être perpétuel puisque la Cour de cassation précise bien « s'il n'est pas limité dans le temps par la volonté des parties », sous-entendant alors qu'il faut, en tout état de cause, une limite dans la durée054.
Dans un arrêt du 8 septembre 2016055, la Cour de cassation indique que si les parties n'ont rien prévu dans la convention constitutive, l'extinction du droit réel intervient au bout de trente ans sur le modèle de l'article 619 du Code civil.
Le délai trentenaire de l'article 619 dudit code n'est en effet écarté qu'en présence d'une stipulation expresse056.
Plus récemment, elle affirme que lorsque le propriétaire consent un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien, ce droit, s'il n'est pas limité dans le temps par la volonté des parties, ne peut être perpétuel et s'éteint dans les conditions prévues par les articles 619 et 625 du Code civil057.

Une technique à conseiller en pratique

– Les applications pratiques du droit réel de jouissance spécial (DRJS). – Le droit réel de jouissance spéciale présente l'avantage de la souplesse par rapport à l'usufruit ou au droit d'usage et d'habitation. L'idée est de distribuer différentes utilités du bien.
– La mise en place d'une jouissance évolutive. – L'utilisation de l'usufruit ou du droit d'usage et d'habitation ne permet qu'une jouissance figée dans le temps. Toutefois, la situation du nu-propriétaire et de l'usufruitier peut évoluer. En pratique, cette stabilité peut donc s'avérer inappropriée.
Le DRJS permet de contourner ce manque de souplesse. Il pourrait être envisagé une conversion en usufruit du DRJS en fonction de l'état de santé ou de l'âge de l'usufruitier. À l'inverse, les prérogatives assimilables à celles de l'usufruitier pourraient évoluer en un simple droit d'usage à l'issue d'un délai déterminé.
Ce cas vise l'hypothèse du titulaire du DRJS dont l'état de santé ne permet plus de jouir du bien immobilier. Un complément de revenus lui permet de financer un établissement spécialisé.
– La mise en place d'une jouissance alternative. – Le DRJS peut être utilisé comme outil d'adaptation du droit d'usage et d'habitation. Il peut être envisagé par exemple de prévoir une jouissance alternative d'un bien en fonction des périodes de l'année : les années paires pour l'un, les années impaires pour l'autre.