– La musique n'adoucit pas toujours les mœurs. – La dernière des critiques, et non des moindres, est que la réserve serait inadaptée à la mondialisation. Le sujet est d'actualité et mérite les développements qui suivent, dans lesquels nous verrons que deux arrêts relatifs à des compositeurs de musique français de talent ont exercé une influence déraisonnable sur le droit positif. L'évolution, qui n'est sans doute qu'en cours, est présentée sous la forme d'une rapide rétrospective en cinq phases.
Objections en contexte international
Objections en contexte international
Rapport du 121e Congrès des notaires de France - Dernière date de mise à jour le 31 janvier 2025
– L'origine. – La loi du 14 juillet 1819 a institué un droit de prélèvement, au bénéfice du cohéritier français, sur les biens situés en France de la part successorale dont il a été privé par application de la loi successorale étrangère. Le texte n'est pas codifié et reste assez confidentiel tout en étant appliqué par le notariat depuis près de deux cents ans d'une manière relativement pacifiée.
– Deuxième étape. De l'inconstitutionnalité de la loi de 1819. – L'affaire Colombier est venue, la première, placer l'article 2 de la loi de 1819 sur la scène publique. Elle opposait l'épouse californienne en troisièmes noces et les enfants issus du premier et du deuxième mariage d'un compositeur de musique de nationalité française, père de six enfants.
Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par la veuve dans le cadre de la procédure judiciaire, le Conseil constitutionnel a invalidé le 5 août 2011 l'article 2 de la loi de 1819 invoqué par les enfants, jugeant qu'il établissait une différence de traitement entre les héritiers français et les autres dès lors qu'ils ne seraient pas privilégiés par la loi étrangère.
Cette censure constitutionnelle a conduit à l'abrogation immédiate du texte. Combinée avec l'entrée en vigueur, le 17 août 2015, du règlement (UE) no 650/2012, la décision a déséquilibré l'édifice. Jusqu'alors, par le biais du droit de prélèvement, les Français déshérités étaient en mesure de retrouver intacte leur réserve sur les biens français. Tandis que l'ancienne règle de conflit garantissait a minima l'application du droit français sur les immeubles situés en France.
– Troisième phase. De l'ordre public successoral. – Le conflit successoral de l'affaire Colombier s'est alors déplacé sur le terrain de l'ordre public, avec un contentieux jumeau, l'affaire Jarre. Par deux arrêts Jarre et Colombier rendus le même jour, le 27 septembre 2017, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi, notamment pour le motif désormais célèbre : « (…) Mais attendu qu'une loiétrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n'est pas en soi contraire à l'ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d'espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ». La cour considère que les enfants exhérédés ne prétendent pas « se trouver dans une situation de précarité économique ou de besoin ».
De ce dispositif, les commentateurs déduisirent deux conséquences : primo, la réserve héréditaire n'est pas en soi d'ordre public international, mais d'ordre public interne et, secundo, la loi étrangère peut néanmoins être écartée lorsqu'un héritier exhérédé est « dans une situation de précarité économique ou de besoin ».
Dans le prolongement de l'arrêt, les commentateurs se sont alors accordés pour dire que la Cour de cassation avait fragilisé la réserve héréditaire. Elle s'est appuyée sur la construction juridique du for (en préjugeant maladroitement du recul de la réserve héréditaire en droit français), utilisant un fondement alimentaire très restrictif. Sous l'angle de l'égalité, il est à cet égard assez étrange de constater que les motifs de la QPC précitée ayant conduit à l'abrogation de l'article 2 de la loi de 1819 ont pour résultat la création de discriminations entre les enfants selon leur situation de précarité et l'union dont ils sont issus.
Le garde des Sceaux de l'époque, Mme Nicole Belloubet, s'est alors interrogé sur la place de la réserve en droit français et a sollicité, le 28 mars 2019, la création d'un groupe de travail dirigé par Cécile Pérès, professeur de droit privé à l'Université Panthéon-Assas (Paris 2) et Me Philippe Potentier, notaire à Louviers, président du 108e Congrès des notaires de France. Le groupe de travail a confié ses inquiétudes dans le rapport : « L'actuelle position de la Cour de cassation risque, de proche en proche, de précipiter le droit français vers un système inspiré des droits de common law, étranger à notre tradition juridique, construit de toutes pièces par le juge et remis entre ses seules mains ».
– Quatrième date clé. 2021 : la réaction législative. – Comme un pied de nez fait au juge, est rétabli un nouveau droit de prélèvement dans un texte solennel « confortant le respect des principes de la République », applicable à compter du 1er novembre 2021 et codifié sous l'alinéa 3 de l'article 913 du Code civil. « La jurisprudence est combattue par la loi », selon les termes du professeur Malaurie.
Le nouveau droit de prélèvement n'est plus uniquement réservé aux héritiers français et suppose la réunion de conditions cumulatives :
- le défunt ou l'un des enfants doit être ressortissant d'un État membre de l'Union européenne ou posséder sa résidence habituelle sur le territoire d'un État membre ;
- la loi applicable à la succession ne reconnaît aucun mécanisme relatif à la réserve héréditaire ;
- la succession comprend des biens en France au jour du décès du défunt.
La loi crée par ailleurs, à la charge du notaire, une obligation d'information renforcée à l'égard des héritiers réservataires en présence d'une libéralité (C. civ., art. 921).
L'accueil par la doctrine est mitigé. L'article 913, alinéa 3 précité ne correspond pas aux préconisations du rapport sur la réserve héréditaire. On peut s'interroger sur la portée du texte en droit interne, d'une part, et au regard du droit international privé, d'autre part.
En droit interne, la question de la constitutionnalité du nouveau droit de prélèvement se pose, malgré la précaution du législateur, dans la mesure où il existe au sein du texte des conditions de nationalité et de résidence discriminantes.
En droit international, la question de la conformité de l'article 913, alinéa 3 au regard du règlement (UE) no 650/2012 du 4 juillet 2012 se pose également. Le texte remet en cause l'unité successorale et manque à l'objectif de prévisibilité de la règle. Il ne permet pas de lutter contre les dispositions étrangères discriminatoires. Mais le plus grave, à notre sens, c'est qu'il permette à des successeurs ayant des liens très ténus avec le droit français d'y avoir recours. En cela, il remet en cause le principe de proximité avec le droit français.
Il eût été plus efficace, à notre sens, de faire de cette disposition une loi de police, loi d'application immédiate.
– Cinquième période. 2023-2024 : les déplaisirs et les jours. – Une réponse ministérielle du 21 novembre 2023 est venue énoncer un principe clair, mais inexact : « Le législateur est revenu sur la jurisprudence de la Cour de cassation et a fait de la réserve héréditaire un principe d'ordre public international », imaginant sans doute consolider le fragile article 913, alinéa 3 du Code civil.
La réponse a été immédiatement contredite par les deux arrêts du 15 février 2024 de la Cour européenne des droits de l'homme : « La Cour (…) n'a jamais reconnu l'existence d'un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d'une partie des biens de leurs parents (…), [les juridictions internes] ont vérifié que les requérants ne se trouvaient pas dans une situation de précarité économique ou de besoin avant d'exclure l'exception d'ordre public international ».
L'opinion de la juge, telle qu'annexée à la décision, souligne néanmoins « le sentiment d'injustice légitime » ressenti par les requérants et « l'atteinte à la sécurité juridique » réalisée par les changements rétroactifs de normes. Elle rappelle en outre, avec justesse, que « le droit français s'est révélé être très attaché » à la réserve.
– Raison d'être. – On comprend, à la lecture de ces développements, combien la proclamation d'une raison d'être de la réserve héréditaire est délicate. Faut-il la considérer uniquement dans l'ordre interne, dans l'ordre européen, oser la proclamer d'ordre public international ? Lui accorder une valeur constitutionnelle, un statut impératif ? Le mouvement de fondamentalisation du droit privé influencé par le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) conduit à l'émergence d'un « droit des droits ». La tentation est grande, à première vue, de reconnaître à travers la réserve un « droit de l'homme à hériter » en participant à la proclamation d'un nouveau droit individuel. Mais, comme le relève justement Claire-Marie Péglion-Zika : « Tout désir ou besoin ne peut donner naissance à un droit consacré ». L'équilibre est à trouver entre la volonté toute-puissante d'un mort gouvernant les vivants et celle d'un héritier revendicatif et amer brandissant l'argument de la « légitime espérance ». On ne saurait donner raison ni au vieillard tyrannique décrit par Mirabeau ni à l'enfant prodigue réclamant son héritage. Le défi n'est plus « la conservation des biens dans la famille », mais bien « l'épanouissement des individus ». L'intérêt de la famille nous paraît supérieur à l'intérêt particulier du de cujus et à celui de ses ayants droit. Le vrai fondement de la réserve, c'est à notre sens celui de l'égalité garantissant l'esprit de famille dans sa dimension collective au service d'une cohésion sociale.
Les rebondissements des quinze dernières années sont la preuve qu'il existe un sujet d'importance. L'internationalisation des patrimoines et la professio juris ont éteint la légitimité du recours à la fraude à la loi, en plein déclin. Et certaines familles recomposées illustrent une configuration potentiellement tragique : lorsque le défunt marque une préférence (parfois pathologique) pour la dernière fratrie et fixe sa résidence habituelle dans un pays qui ne connaît pas la réserve. Pourtant, les notaires n'ont eu de cesse de rappeler l'inadéquation des critiques dont la réserve héréditaire fait l'objet. Et, comme le souligne elle-même la juge de la Haute Cour européenne : « le droit français s'est révélé être très attaché » à la réserve. La reconnaissance d'une réserve à valeur impérative irriguée par sa double ascendance romaine et coutumière pourrait se définir ainsi :
« Forte de ses racines séculaires, la réserve assure aux descendants appelés à la succession un droit à la dimension patrimoniale, affective et symbolique, portant sur une part des biens et droits successoraux de la personne décédée ».