– Plan. – Nous allons envisager successivement l'attraction communautaire (Sous-section I), le mécanisme de l'emploi et du remploi (Sous-section II) et, pour finir, le risque d'endettement (Sous-section III).
Les lacunes inhérentes à la loi
Les lacunes inhérentes à la loi
Rapport du 121e Congrès des notaires de France - Dernière date de mise à jour le 31 janvier 2025
L'attraction communautaire
– Principe. – Au sens large, tout ce qui n'est pas propre à l'un des époux est commun. Dans le régime légal, l'acquêt est le principe et le bien propre est l'exception. L'esprit du régime réside dans la force d'attraction de la communauté. Le patrimoine commun est à zéro au jour du mariage. Ce contenant va s'alimenter par l'ensemble des revenus (gains et salaires, revenus des biens propres) ainsi que par les acquisitions réalisées pendant le mariage par les époux, ensemble ou séparément262. Ce processus automatique s'impose aux époux, et le doute profite à la communauté. La présomption de communauté fait de tout bien un acquêt, faute de preuve contraire263. Mais ce principe d'attraction peut manquer de souplesse.
– Manque de souplesse. – Sauf à respecter le mécanisme de l'emploi ou du remploi pour permettre à un époux d'acquérir seul un bien, toute nouvelle acquisition est commune. Les époux peuvent se sentir prisonniers de cette communauté, « [qui] colle aux doigts des conjoints comme le sparadrap à celui du capitaine Haddock dans l'Affaire Tournesol »264. Quand ils décident de se séparer sans pour autant divorcer ou, plus classiquement, quand en cours de procédure de divorce l'époux qui quitte le foyer souhaite, sans attendre le jugement, acquérir son nouveau domicile, cette nouvelle acquisition deviendra commune. Certes, la pratique notariale prend soin, dans ces situations chaotiques mais fréquentes, de proposer aux époux de faire remonter les effets du divorce à une date antérieure à l'acquisition. Pour autant, cette solution est précaire. Elle suppose, d'une part, que l'autre époux accepte ce report et, d'autre part, que le jugement de divorce soit bel et bien rendu265.
En outre, la volonté d'acquérir un bien qui ne serait pas attrait par la communauté se présente également dans des opérations familiales. Il s'agit dans cette hypothèse du souhait d'un époux d'acquérir un bien, en indivision avec des frères et sœurs, ou des cousins par exemple. Sauf à réaliser l'emploi ou le remploi de sommes propres, la part acquise par l'époux tombe irrémédiablement dans la masse commune.
– Des difficultés de qualification. – Par ailleurs, le régime de communauté n'est pas exempt de difficultés de qualification. Toute acquisition réalisée par des époux communs en biens en cours d'union accroît les biens communs. Ce ne sont que dans les cas expressément prévus par le Code civil que les biens acquis en cours d'union par un époux commun en biens peuvent constituer des biens propres à ces derniers. Mais bien souvent, cette qualification propre ou commune peut interroger. Quelques exemples permettent de s'en convaincre. Le bien nouvellement acquis bénéficie-t-il de la théorie de l'accessoire de l'article 1406, alinéa 1, du Code civil ? Le rattachement d'un bien acquis par un époux à un bien qui lui est propre emporte normalement la qualification de propre pour ce bien acquis. Ce rattachement peut être physique ou juridique, le but étant d'assurer une unité juridique de l'ensemble. Mais tous les éléments que suppose ce rattachement sont-ils réunis266 ?
Par ailleurs, la financiarisation de l'économie dans laquelle le patrimoine des époux est détenu aujourd'hui tant en placements divers que dans la pierre transforme les supports de l'épargne. Peut-on manier ledit article 1406, alinéa 1, selon lequel « les valeurs nouvelles et autres accroissements se rattachant à des valeurs mobilières propres » forment également des propres pour tous les nouveaux supports financiers ? Les incertitudes d'interprétation conjuguées à la complexité des sujets ne favorisent pas la sécurisation des époux.
– La revendication par l'époux de la qualité d'associé de l'article 1832-2 du Code civil. – Lorsqu'un époux apporte des biens communs lors de la constitution d'une société civile, son apport sera rémunéré par des parts sociales non négociables qui vont accroître la masse commune. La distinction classique du titre et de la finance va opérer : les parts sociales entrent en communauté uniquement pour leur valeur, alors que l'époux associé est titulaire en propre desdites parts. Or, l'époux non apporteur bénéficie de la possibilité de revendiquer la qualité d'associé pour la moitié des parts souscrites, et ce jusqu'à la dissolution de la société. Cette disposition, surprotégeant le conjoint, nuit à l'indépendance de l'époux apporteur. La pratique notariale recherche, dès la constitution de la société, la renonciation de l'époux pour éviter un contentieux en cas de désunion.
– Des risques pour le patrimoine propre. – Si l'attraction communautaire est l'essence du régime légal, elle ne doit pas avoir pour vocation de vider de toute substance le patrimoine propre des époux. L'économie du régime repose sur le juste équilibre entre les biens propres et les biens communs. L'entrée en mariage ne doit pas opérer, au cours du mariage, une dilution d'un patrimoine dans l'autre, et faire craindre à un époux de ne pas pouvoir préserver son patrimoine propre acquis avant le mariage ou recueilli par succession ou donation. Il est ainsi indispensable de pouvoir sécuriser le patrimoine propre, tant en consistance qu'en valeur. Or, la solution actuelle de preuve des récompenses est un facteur d'insécurité.
L'emploi et le remploi
– Principe. – Les principes juridiques d'emploi et de remploi participent à l'anticipation des problématiques de composition des patrimoines des époux communs en biens, et par là même à celles liées à la liquidation de leur régime.
Par principe, selon l'article 1401 du Code civil, les biens acquis à titre onéreux pendant le mariage font partie de la communauté. Néanmoins les époux peuvent conserver un patrimoine propre en respectant des formalités légales d'emploi et de remploi précisées à l'article 1434 du même code, lequel impose à l'époux une double déclaration : l'acquisition doit être faite d'une part de deniers propres ou provenant de l'aliénation d'un propre, et que celle-ci lui tienne lieu d'emploi ou de remploi.
Les cas susceptibles d'intéresser ces mécanismes sont nombreux dans la pratique267. Il ne faut pas les confondre avec les domaines où la subrogation sort ses effets de plein droit268.
Les formalités d'emploi ou de remploi ne sont pas obligatoires, ni d'ailleurs celles relatives à l'origine des fonds investis269. Encore faut-il que les époux soient informés de l'exigence de ces formalités et des conséquences attachées à leur réalisation ou non. En effet, si la renonciation sur emploi ou remploi est impossible en cours d'union, elle est valable lors de la dissolution du régime270. En revanche, en cas de défaut de déclaration dans l'acte, un accord ultérieur des époux n'aura d'effet que dans leurs rapports réciproques, avec l'incertitude attachée à l'entente du couple. L'absence de déclaration d'emploi, de remploi, ou d'origine des fonds par l'époux verra le piège probatoire de la preuve de récompense se refermer sur lui.
Une rédaction précise des clauses est primordiale. Il s'agit de ne laisser subsister aucun doute dans l'esprit de l'époux qui réalise une acquisition, sous peine de manquer au devoir de conseil et de voir la responsabilité professionnelle engagée.
Mais les hypothèses d'emploi et de remploi ne se passent pas toutes dans le secret des alcôves des offices notariaux. Le diable se cache souvent ailleurs. En effet, il n'est pas rare de constater l'absence d'emploi ou remploi à l'occasion d'une acquisition d'un bien meuble de valeur, d'un placement en assurance-vie ou de la souscription de parts de SCPI par exemple. Les professionnels ne sont pas toujours avertis des incidences en la matière, lesquelles auront des répercussions lors de la dissolution du régime.
Le risque de l'endettement
– Constat. – La communautarisation trop affirmée du passif fait partie des reproches adressés à ce régime. Malgré le bénéfice d'émolument, la communauté présente le risque d'imposer à un époux la charge des dettes même non solidaires nées du chef de son conjoint.
– Principe. – Les règles de passif dans le cadre du régime légal impliquent de distinguer le passif provisoire, c'est-à-dire l'obligation à la dette, et le passif définitif, c'est-à-dire la contribution à la dette des époux. Sous le régime de la communauté, l'obligation à la dette concerne les rapports des époux avec les créanciers. Il s'agit de déterminer sur quelle masse, propre ou commune, les créanciers pourront exercer leur poursuite. La contribution à la dette concerne les rapports des époux entre eux lors de la dissolution de la communauté. Il s'agit alors de déterminer le patrimoine qui supportera définitivement la dette271.
– L'obligation à la dette. – Le principe est que chacun des époux engage les biens qu'il gère272. Les créanciers auxquels cette règle s'impose ne peuvent saisir un bien qui ne fait pas partie de leur gage, quels que soient la nature et le montant de la dette. Le critère déterminant est le fait générateur de la dette, et non son exigibilité : elle doit être née pendant le mariage. L'article 1413 du Code civil dispose en effet que « le paiement des dettes dont chaque époux est tenu, pour quelque cause que ce soit, pendant la communauté, peut toujours être poursuivi sur les biens communs, à moins qu'il n'y ait eu fraude de l'époux débiteur et mauvaise foi du créancier, sauf la récompense due à la communauté s'il y a lieu ». Ainsi, une dette née pendant le mariage, même à raison d'un bien propre (en dehors du bien grevé reçu par donation ou succession en vertu de l'article 1410) est commune sur le plan de l'obligation. Ensuite, chaque époux engage les biens qu'il a le pouvoir d'administrer, c'est-à-dire ses biens propres ainsi que les biens communs quelle que soit la dette entrée en communauté (du chef de l'un ou l'autre des époux, contractuelle ou extracontractuelle, professionnelle ou non). Seuls les biens propres du conjoint restent à l'abri du créancier, sauf si les deux époux se sont obligés envers lui. La loi prévoit des exceptions à ce principe qui limitent le droit de gage des créanciers. Il en est ainsi, par exemple, de l'article 1415 du Code civil273. S'agissant de la conclusion d'un cautionnement ou d'un emprunt, un époux ne peut en principe engager que ses biens propres et ses revenus. Si son conjoint y consent expressément, les biens communs seront alors soumis au droit de gage des créanciers. Seuls ses biens propres en seront exclus. Si, au-delà du simple consentement à l'opération, le conjoint est co-emprunteur, le gage des créanciers s'étend alors aux biens propres des deux époux et aux acquêts de communauté.
– La contribution à la dette. – La question qui se pose cette fois ne concerne que les rapports des époux entre eux au moment de la dissolution du régime matrimonial. Il s'agit de déterminer qui doit supporter, à titre définitif, le poids d'une dette. Dans les faits, obligation et contribution à la dette peuvent donc ne pas coïncider. Sur le plan de la contribution, la répartition des dettes repose sur le principe que toute dette née du chef d'un seul des époux est présumée faite dans l'intérêt de la communauté. Elle doit donc lui incomber à titre définitif conformément aux dispositions de l'article 1409 du Code civil. Par exception, et dans un objectif d'équité, certaines dettes nées pendant le mariage demeurent à la charge exclusive de l'un des époux. On distingue ainsi deux catégories de dettes : les dettes communes qui pèsent à titre définitif sur la communauté274, et les dettes propres à chacun des époux275. Dès lors, l'article 1416 du Code civil prévoit que la communauté aura droit à récompense toutes les fois que l'engagement qu'elle a acquitté avait été contracté dans l'intérêt personnel de l'un des époux. Toutefois, il est bien certain que les recours contre l'autre époux peuvent s'avérer illusoires une fois que le mal est fait.
– Le statut de l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée. – Depuis le 15 mai 2022, le nouveau statut de l'entrepreneur individuel, issu de la loi du 14 février 2022276, est entré en vigueur277.
Or, en vertu de l'article L. 526-22 du Code de commerce, l'entrepreneur individuel bénéficie, de plein droit, de deux patrimoines : le premier personnel, le second professionnel. Le gage des créanciers dépend de la nature de la créance, personnelle ou professionnelle.
La scission patrimoniale résultant de cette disposition est opposable aux créanciers dont la créance est née postérieurement au 15 mai 2022.
Toutefois, l'article L. 526-22 du Code de commerce précise également que « dans le cas où un entrepreneur individuel cesse toute activité professionnelle indépendante, le patrimoine professionnel et le patrimoine personnel sont réunis. Il en est de même en cas de décès de l'entrepreneur individuel, sous réserve des articles L. 631-3 et L. 640-3 du présent code ». Dès lors que les patrimoines personnel et professionnel sont réunis, les biens et dettes professionnels qui composaient le patrimoine professionnel de l'entrepreneur figurent alors dans le seul et unique patrimoine dont il était titulaire.
La séparation des patrimoines professionnel et personnel se superpose à la répartition des biens propres et communs que le régime légal opère. Elle protège les biens communs qui ne sont pas utiles à l'activité professionnelle. En effet, le gage des créanciers professionnels de l'époux entrepreneur ne portera que sur les seuls biens, propres ou communs, utiles à son activité professionnelle. Mais, en pratique, il est vraisemblable que les besoins de financement nécessaires à l'activité aient raison du cantonnement de ce gage. Le banquier recherchera alors une assiette plus importante sur laquelle porter son gage. Très naturellement, le cautionnement se profile. Toutefois, il ne pourra pas être celui de l'époux entrepreneur. Selon l'article L. 526-26, alinéa 4, du Code de commerce, la distinction de ses patrimoines personnel et professionnel lui interdit de consentir à un tel engagement. L'époux sera alors enclin ou contraint de renoncer, dans les conditions prévues à l'article L. 526-25 dudit code, à la séparation des patrimoines en faveur d'un ou plusieurs créanciers professionnels pour des financements spécifiques. Or cette décision, qui relève de l'autonomie professionnelle de l'époux entrepreneur, va étendre le gage des créanciers professionnels au-delà des biens affectés à l'exercice professionnel de l'époux et exposer la masse commune au règlement des dettes professionnelles. La protection du statut de l'entrepreneur individuel est illusoire. Le danger réapparaît sans même que le conjoint l'ait autorisé.