La mise à disposition gratuite consentie par une société familiale

La mise à disposition gratuite consentie par une société familiale

Rapport du 121e Congrès des notaires de France - Dernière date de mise à jour le 31 janvier 2025
– Viens chez moi, j'habite chez une personne morale. – La mise à disposition gratuite d'un logement par une société est une situation très fréquente : nombre de résidences principales ou secondaires sont détenues par des SCI qui en concèdent la jouissance gratuite à leurs associés. Les configurations sont très variables : tantôt ce sont tous les associés qui jouissent gratuitement d'un actif social, tantôt c'est l'un seul d'entre eux qui en profite. Il existe même des situations où des personnes n'ayant pourtant pas la qualité d'associé occupent gratuitement un bien appartenant à une société. On songe notamment à l'hypothèse d'une SCI constituée par des parents afin d'acquérir une résidence principale dans laquelle vivront non seulement les parents associés, mais également leurs enfants non associés. On peut également penser à la situation de parents hébergeant gratuitement un enfant majeur dans un appartement le temps de ses études, cet appartement se trouvant être la propriété d'une SCI constituée par les parents.
Le recours massif aux SCI et les vicissitudes propres à chaque famille permettraient de multiplier les exemples à l'infini. Il paraît possible cependant de les subsumer sous le constat suivant : l'organisation d'un patrimoine sous la forme d'une société n'empêche pas la famille de déployer des manifestations de solidarité dont l'étendue est susceptible de dépasser le cadre sociétaire et peut-être même d'éprouver les concepts propres au droit des sociétés.
– Le fiscal tient le civil en l'état. – La mise à disposition gratuite d'un logement par une société entraîne des problématiques civiles et fiscales. L'interférence du droit fiscal en la matière est si importante qu'elle vient tout bonnement conditionner les hypothèses dans lesquelles une mise à disposition gratuite d'un actif social peut se concevoir. C'est pour cette raison que nous examinerons en premier lieu l'influence déterminante que revêt le mode d'imposition de la société sur la possibilité d'accorder une jouissance gratuite (Sous-section I). C'est seulement après s'être assuré que la mise à disposition gratuite est concevable sur le plan fiscal que nous pourrons nous attacher à étudier les considérations civiles qui l'entourent (Sous-section II).

L'influence déterminante du mode d'imposition de la société

– Plan. – La mise à disposition gratuite d'un bien par une société soumise à l'impôt sur les sociétés est si dissuasive (§ I) qu'elle nous conduira à limiter le reste de notre étude aux sociétés fiscalement de personnes (§ II).

La mise à disposition gratuite consentie par une société soumise à l'IS

– Le doux baiser de l'IS. – La diminution progressive du taux de l'impôt sur les sociétés a conduit de nombreux investisseurs à privilégier la constitution de sociétés soumises à l'IS pour y loger leurs investissements immobiliers239. L'application du taux réduit de 15 %, pour la part des bénéfices allant jusqu'à 42 500 €, n'est pas étrangère à ce succès240. Une stratégie astucieuse consiste d'ailleurs à constituer une société différente à l'occasion d'un nouvel investissement immobilier afin d'encapsuler le bénéfice imposable de chaque société dans la limite de 42 500 €.
Certes, en sus de l'impôt sur les sociétés que doit acquitter la société, l'associé doit lui-même supporter une imposition sur les revenus de capitaux mobiliers. Néanmoins, cette imposition, dont le mécanisme général repose sur un prélèvement forfaitaire unique au taux actuel de 12,8 % (auquel s'ajoutent les prélèvements sociaux), n'apparaît qu'en cas de décision de distribution d'un dividende241. Autrement dit, l'associé d'une société à l'IS peut être soumis à une imposition personnelle mais seulement lorsqu'il ouvre le robinet.
En comparaison, le mode d'imposition des sociétés fiscalement de personnes donne l'impression que l'eau fuit de partout, même lorsque le robinet est fermé. En effet, l'associé d'une société fiscalement de personnes est imposé à l'impôt sur le revenu à raison non seulement des bénéfices qu'il a effectivement recueillis, mais encore de sa part des bénéfices non distribués et affectés en réserve242. Ce principe d'appréhension fiscale du résultat non distribué peut entraîner des difficultés de trésorerie évidentes pour les associés, lesquels préféreront pour une large part se tourner vers les SCI soumises à l'IS243 .
– Le baiser mortel de l'IS. – Il faut prendre garde cependant à ne pas encenser trop rapidement l'impôt sur les sociétés. Cette imposition peut présenter de forts inconvénients, notamment dans le cas particulier de l'occupation gratuite d'un logement. Le premier de ces inconvénients réside dans le fait que l'exonération des loyers fictifs prévue par l'article 15, II du Code général des impôts n'est pas applicable lorsque la société est soumise à l'impôt sur les sociétés. La société doit donc intégrer dans son résultat d'ensemble le loyer fictif résultant de l'occupation gratuite afin que celui-ci soit soumis à l'IS244.
Par ailleurs, l'avantage en nature correspondant à la jouissance gratuite d'un immeuble est fiscalement assimilé à un bénéfice distribué : tout se passe comme si l'associé avait perçu un dividende, celui-ci étant constitué par la jouissance gratuite du bien245 . C'est principalement pour ces raisons qu'il est déconseillé pour une SCI d'opter à l'IS si cette société a vocation à détenir un bien qui sera occupé gratuitement par les membres de la même famille. L'occupation gratuite entraînera en effet une taxation non seulement du chef de la SCI (imposition à l'impôt sur les sociétés d'un revenu fictif), mais également du chef des associés (prélèvement forfaitaire unique de 30 % dont l'assiette est fixée par le revenu en nature réputé distribué).
Le notaire doit par ailleurs se méfier des formules automatiques de son logiciel SSII : la clause selon laquelle la société dispose de la possibilité de mettre un logement à la disposition gratuite de ses associés apparaît mécaniquement dans le paragraphe dédié à la description de l'objet social de la société, même lorsque celle-ci relève de l'IS. Il ne s'agit pas tant de bannir systématiquement cette clause mais au moins d'y réfléchir. La décision de maintien de cette activité dans l'objet social devrait conduire le notaire à informer les associés des conséquences fiscales qui pourront en résulter.
– L'acte anormal de gestion en embuscade. – Les SCI soumises à l'IS qui oublieraient de déclarer l'occupation gratuite de leurs associés se risquent à une rectification fiscale fondée sur la théorie de l'acte anormal de gestion246. Cette théorie d'origine jurisprudentielle, fondée sur les articles 38 et 39 du Code général des impôts, permet à l'administration de rectifier le résultat d'une entreprise en y incluant les renonciations à recettes contraires à son intérêt et en y excluant les charges étrangères à une gestion normale247. La théorie de l'acte anormal de gestion est indifférente à la licéité ou l'illicéité de l'opération sur le plan civil : une opération peut donc être parfaitement licite sur le plan civil, mais être qualifiée d'acte anormal de gestion si elle est réalisée à des fins étrangères aux intérêts de l'entreprise248.
S'agissant des occupations gratuites consenties par des sociétés soumises à l'IS, il a été jugé que la théorie de l'acte anormal de gestion est applicable même si l'objet social prévoit la possibilité pour la société de loger gratuitement ses associés249. La normalité de la situation au regard de l'objet social ne confère donc aucune normalité à la gestion qui a présidé à la perte de recettes fiscales. La mise en œuvre de la rectification fiscale entraîne la perception de l'intérêt de retard ainsi que la majoration de 10 %250, voire celle de 40 % si l'administration caractérise un manquement délibéré251.
Les redressements fiscaux opérant à la manière d'un antibiotique à spectre large, la procédure de rectification au titre de l'acte anormal de gestion conduit fréquemment l'administration à s'intéresser au sort des associés et à les rectifier par la même occasion au titre du dividende en nature résultant de l'occupation gratuite du logement252. L'avantage occulte ainsi caractérisé par l'administration fiscale lui permet d'appliquer une majoration de 25 %253. Le cas pratique suivant montre les circonstances qui peuvent conduire à l'application de ces sanctions.

Le traquenard de l'IS en cas d'occupation gratuite

Christophe et Valérie et leurs enfants ont constitué la SCI Lulu afin d'acquérir un appartement à Lyon.

Cet appartement ayant vocation à être donné en location, la SCI opte pour l'impôt sur les sociétés.

Christophe et Valérie souhaitent en effet que les loyers perçus n'augmentent pas leur imposition sur le revenu, ce d'autant plus que les loyers serviront principalement à rembourser l'emprunt contracté par la SCI pour réaliser l'acquisition.

Soumettre la SCI à l'IR conduirait Christophe et Valérie à déclarer au 1<sup>er</sup> janvier de chaque année un revenu réputé distribué alors même que ce revenu serait affecté en réserve.

Suite aux conseils avisés de leur notaire et de leur expert-comptable, ils ont donc opté pour l'IS.

Dix ans plus tard, le locataire quitte l'appartement.

Le logement étant dorénavant vide, Christophe et Valérie laissent leurs enfants occuper gratuitement l'appartement le temps de leurs études. Cette occupation gratuite ne pose pas de difficulté sur le plan financier car le prêt a été totalement remboursé.

L'arrangement de famille qui vient de se produire restera inconnu du notaire et de l'expert-comptable (ce dernier apprend seulement que le locataire est parti). Aucun des deux professionnels n'est en situation d'exercer son devoir de conseil.

L'administration fiscale apprend la situation d'occupation des enfants grâce à la déclaration d'usage du bien qui est effectuée sur « Gérer mes biens immobiliers ».

Elle déclenche alors une rectification fiscale :

La mise à disposition gratuite consentie par une société fiscalement de personnes

– Sociétés fiscalement de personnes et réserve de jouissance. – La mise à disposition gratuite d'un logement par une société civile au profit de ses associés s'épanouit lorsque cette société relève du régime des sociétés fiscalement de personnes. En effet, tout se passe comme si la personnalité fiscale de la société était occultée par celle de ses associés. Il en résulte notamment que la réserve de jouissance concédée par la SCI aux associés bénéficie de l'exonération prévue à l'article 15, II du Code général des impôts254. Corrélativement, la SCI ne peut pas déduire les charges afférentes à ce logement, mais cette situation est en tout point conforme à celle qui se produirait si le logement appartenait personnellement à l'associé. Il ne faut pas croire cependant que le régime des sociétés fiscalement de personnes est toujours propice à une occupation gratuite par les associés.
Une attention particulière doit être portée à la situation spécifique des SARL dites « de famille » que les notaires rencontrent fréquemment. Pour mémoire, les SARL de famille ne constituent pas une catégorie particulière de SARL sur le plan juridique. C'est sur le plan fiscal uniquement qu'elles se démarquent en raison de la qualité de leurs membres, lesquels sont liés par une relation de famille255. Ces sociétés familiales peuvent bénéficier du régime des sociétés fiscalement de personnes en optant spécifiquement pour ce régime. Cependant, cette option, qui est prévue par l'article 239 bis AA du Code général des impôts, suppose que la SARL exerce exclusivement une activité industrielle, commerciale, artisanale ou agricole. Si la société dévie de son activité économique, elle sera soumise à l'IS dans le cadre d'une rectification. C'est à ce stade qu'une problématique particulière peut apparaître pour les SARL de famille qui ont été constituées pour réaliser de la location meublée. La pratique notariale fait souvent le constat que les SARL de famille ont en réalité une activité de location en meublé intermittente : il n'est pas rare que les associés occupent gratuitement le bien immobilier sur des périodes plus ou moins longues. Les conséquences fiscales peuvent être particulièrement graves, comme l'illustre le cas pratique suivant :

L'occupation gratuite ne fait pas bon ménage avec une SARL de famille

Stéphanie et son époux Pierre ont acquis en 2015 une villa à La Baule, qu'ils ont destinée à la location en meublé non professionnelle.

Afin de réaliser cette acquisition, et suivant les conseils de leur notaire, M<sup>e</sup> Casimir, ils ont constitué une SARL de famille qui a opté pour le régime des sociétés fiscalement de personnes en application de l'article 239 bis AA du Code général des impôts.

Le schéma qui leur a été proposé par M<sup>e</sup> Casimir repose sur une idée très simple :

S'ils avaient constitué une SCI, la situation aurait été différente : la location en meublé effectuée par une SCI aurait entraîné l'assujettissement de cette SCI à l'impôt sur les sociétés. Certes, ils auraient toujours pu amortir le bien mais lors de la revente, l'amortissement pratiqué aurait diminué le prix de revient, augmentant ainsi l'impôt de plus-value. C'est sur la base de cette comparaison qu'ils ont constitué une SARL de famille plutôt qu'une SCI à l'IS.

M<sup>e</sup> Casimir avait fini de convaincre Stéphanie et Pierre en leur lisant le BOI-IS-CHAMP-20-20-10, n<sup>o</sup> 110, 4 juill. 2018 : « La location meublée est une activité commerciale par nature et entre dans le champ d'application de l'article 34 du CGI. Les SARL de famille qui exercent une telle activité sont donc éligibles au régime spécial ».

Armés de ces précieux conseils, ils ont constitué en 2015 une SARL de famille et ont réalisé leur acquisition.

Le problème apparaît quelques années plus tard : l'administration fiscale se rend compte que le bien est loué en meublé seulement de mai à septembre et que le reste de l'année, le bien est mis gratuitement à la disposition de ses associés.

L'administration en déduit alors que la SARL n'exerce pas une activité exclusivement commerciale.

Outre le fait que l'administration peut réintégrer dans le résultat la valeur de l'avantage en nature tiré de la jouissance gratuite de l'immeuble pendant les périodes où les associés en ont eu la disposition<sup class="note" data-contentnote=" V. en ce sens, &lt;em&gt;Doc. fisc. Lefebvre&lt;/em&gt;, BIC-IV, n&lt;sup&gt;os&lt;/sup&gt; 7930 et s. ; BIC-V, n&lt;sup&gt;o&lt;/sup&gt; 4510.">256</sup>, elle peut déchoir la SARL du régime des sociétés fiscalement de personnes pour la soumettre à l'IS dans le cadre d'une rectification fiscale.

Les conséquences suivantes se produisent alors :

– Détention d'une résidence principale par l'intermédiaire d'une SCI. – Le phénomène d'occultation de la personnalité fiscale d'une société civile par celle de ses associés trouve une illustration particulière lorsque la société vend l'actif social dans lequel les associés ont fixé leur résidence principale. En théorie, et si l'on s'en réfère aux règles de détermination du résultat fiscal d'une société fiscalement de personnes257, la plus-value ne devrait pas pouvoir bénéficier de l'exonération. En effet, dans une société fiscalement de personnes, la détermination du résultat fiscal s'opère au niveau de la société, celle-ci étant dotée d'une autonomie comptable et fiscale258. Seule l'imposition du résultat se fait entre les mains des associés259. Il s'agit d'une différence majeure avec les sociétés transparentes260. Or, si le résultat est déterminé au niveau de la société, l'exonération pour cession d'une résidence principale ne devrait en principe pas pouvoir s'appliquer, faute pour une personne morale de pouvoir détenir une résidence principale. La loi fiscale est d'ailleurs silencieuse à ce sujet261.
Pourtant la jurisprudence administrative262, suivie par la doctrine administrative263, admet que l'exonération pour cession de la résidence principale puisse s'appliquer lorsque l'associé a fixé sa résidence principale dans le bien vendu par la SCI « de la même manière que s'il en avait été lui-même propriétaire »264. Le phénomène sociologique qui a consisté pour les familles à s'approprier l'outil sociétaire pour détenir le logement familial a pris une ampleur telle qu'il est parvenu à imprimer des solutions qui dépassent la technique pure de raisonnement juridique.
– Comment se faire peur avec une question apparemment simple. – L'exonération de plus-value est subordonnée à la condition que la société mette gratuitement l'immeuble à disposition de l'associé. Cette condition est simple : soit l'associé occupe gratuitement le logement appartenant à la SCI, et dans ce cas il est éligible à l'exonération pour cession de la résidence principale, toutes autres conditions devant par ailleurs être satisfaites ; soit il verse un loyer à la SCI, et dans ce cas la cession est soumise à l'imposition des plus-values265. Cette apparente simplicité de raisonnement ne doit pas occulter les difficultés importantes qui peuvent se nouer au sujet de l'appréciation de la gratuité. Le focus suivant peut donner des sueurs froides.

La prise en charge de frais incombant à la SCI traduit-elle une occupation onéreuse ?

À l'occasion d'un contentieux, l'administration fiscale a remis en cause le bénéfice de l'exonération de plus-value au motif que l'associé versait à la société des sommes d'argent destinées à couvrir les mensualités du prêt contracté par la SCI lors de l'acquisition de l'immeuble.
Selon l'administration, ces versements caractérisaient l'existence d'un loyer au profit de la SCI.
L'associé de la SCI soutenait que, s'il avait versé des sommes sur le compte bancaire de la société, ces sommes ne constituaient pas des loyers mais des apports en compte courant d'associé destinés à couvrir les mensualités de l'emprunt bancaire.
La cour administrative d'appel de Marseille décide le 13 octobre 2016 que « ces apports doivent être regardés comme révélant une mise à disposition à titre onéreux pour l'appréciation de la condition de gratuité de mise à disposition d'un immeuble à titre de résidence principale ». Elle valide en conséquence l'analyse de l'administration fiscale266.
Saisi par le contribuable, le Conseil d'État rend le 28 décembre 2017 la décision suivante : « En jugeant, sans remettre en cause la qualification d'apport en compte courant d'associé donnée par M. A à ces sommes, que de tels apports devaient être regardés comme révélant une mise à disposition à titre onéreux du bien en cause la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit. Si le ministre demande que soit substitué au motif retenu par la cour celui tiré de ce que les versements opérés sur le compte bancaire de la SCI ne constituaient pas des apports en compte courant d'associé mais devaient être regardés comme des loyers traduisant une mise à disposition à titre onéreux, cette demande de substitution de motifs en cassation, qui implique l'appréciation d'éléments de fait, ne peut être accueillie »267.
Conseil pratique : Il est recommandé à la société familiale de tenir une comptabilité afin que les versements de somme d'argent effectués par les associés soient bien comptabilisés en compte courant. Cette inscription comptable aidera les associés à stabiliser la qualification de compte courant. En effet, dans sa décision du 28 décembre 2017, le Conseil d'État n'interdit pas à l'administration de retenir une qualification différente de celle de compte courant défendue par le contribuable. Simplement, une telle argumentation ne peut intervenir en cassation car elle implique l'appréciation d'éléments de fait. La matérialisation des comptes courants dans les écritures comptables nous semble être une précaution élémentaire pour contrer le risque de rectification fiscale. Cela suppose que la SCI familiale établisse une comptabilité, ce qui est très souvent négligé en pratique.
– Du fiscal vers le civil. – Les conséquences fiscales liées à l'occupation gratuite d'un actif sociétaire ont permis de comprendre que la question ne pouvait en réalité se concevoir que lorsque la société est soumise au régime des sociétés fiscalement de personnes, et plus précisément lorsque l'immeuble appartient à une SCI. Il est temps à présent d'examiner les aspects civils qui peuvent entourer cette occupation. Il s'agit principalement de s'interroger sur les conditions qui permettent à une société de conférer une jouissance gratuite sur un actif social, et surtout sur la manière de sécuriser cette occupation gratuite.

L'aspect civil lié à l'occupation gratuite d'un actif social

– Mise en perspective. – Hormis le cas particulier des sociétés civiles d'attribution visées aux articles L. 212-1 à L. 212-17 du Code de la construction et de l'habitation, la détention de parts sociales d'une société civile ne constitue pas un titre légitime d'occupation268. La raison est éminemment logique : la personnalité morale dont la société est dotée confère à celle-ci l'aptitude à être propriétaire et à exercer les actes de possession sur les biens dont elle est propriétaire269. Les associés, quant à eux, sont propriétaires des droits sociaux et le droit de jouissance dont ils disposent porte non pas sur les actifs sociaux, mais sur les droits sociaux270. Autrement dit, l'interposition d'une personne morale implique que les associés soient dotés d'un titre d'occupation tels un droit d'usage, un bail, un prêt à usage, etc.
Notre propos se concentrera sur la situation liée à une occupation gratuite. Il a été vu précédemment que les liens de famille conduisent le plus souvent à ce que l'occupation gratuite soit concédée de manière verbale. Les liens d'associés, ajoutés à ceux de la famille, ne changent pas véritablement la situation : l'occupation gratuite d'un bien appartenant à une SCI relève le plus souvent d'une situation implicite271. Une image étonnante se profile à l'esprit : les SCI ne sont pas transparentes mais les titres d'occupation qui les lient à leurs associés le sont. Plus encore, le caractère implicite de l'occupation conduit parfois les membres d'une famille à prendre de larges libertés vis-à-vis des règles qui gouvernent le droit des sociétés.
– La gratuité pour tous. – Il existe des situations où l'ensemble des associés sont logés gratuitement par la société civile. Cette hypothèse ne sera pas examinée en raison du faible risque de contentieux qu'elle induit. On imagine mal en effet un associé reprocher à un autre une situation dont il bénéficie par ailleurs.
– La gratuité pour certains. – Il est évident que la situation d'une occupation gratuite au profit d'un seul associé, ou de certains d'entre eux seulement, est de nature à susciter un risque de contentieux plus important. Au-delà des sentiments de jalousie qui peuvent se faire jour, la jouissance gratuite de certains associés peut entraîner des conséquences financières indéniables tant pour la société que pour les autres associés : l'absence de loyer peut empêcher la société de faire face à ses charges courantes et peut contraindre les associés à déplorer la position grandissante de leur compte courant272. Si le recours à un prêt à usage constitue la solution traditionnellement utilisée par la pratique notariale (§ I), il paraît important de souligner les zones d'ombre qui la caractérisent (§ II).

Le recours fréquent au commodat

– La solution intuitive : le prêt à usage. – Lorsqu'un notaire est saisi de la question de l'occupation gratuite d'un actif social273, il conseille fréquemment à ses clients de recourir à un prêt à usage, également appelé commodat274. La figure juridique du commodat est rassurante et paraît représenter le cadre juridique le plus naturel compte tenu de la gratuité escomptée par les parties.
– La précaution d'usage sur la rédaction de l'objet social. – Le notaire doit alors s'assurer que l'objet social de la société permet d'établir un commodat. Le contentieux qui s'est présenté devant la Cour de cassation au sujet de la validité d'une occupation gratuite consentie par une SCI a été résolu prioritairement sur le critère de la conformité de cette occupation à l'objet social. Il a été ainsi jugé qu'un gérant ne pouvait autoriser un commodat dès lors que l'objet social était limité à la location de biens immobiliers275.
Se pose la question de savoir, lorsque l'objet social est conçu de manière plus large, le degré de précision que celui-ci doit atteindre. Sur ce point, la jurisprudence semble avoir évolué. Par le passé, la Cour de cassation avait adopté une conception extensive de l'objet social : il suffisait que l'objet social prévoie « la gestion par bail ou autrement » pour autoriser le gérant à consentir toute forme d'occupation des biens, y compris une occupation à titre gratuit au profit des associés276. Cependant, une décision récente a adopté une conception plus restrictive, en exigeant que l'objet social prévoie expressément la possibilité de mettre un logement à la disposition gratuite des associés277 .
Si l'objet social ne prévoit pas la possibilité de consentir un commodat, la Cour de cassation admet une solution de rattrapage en permettant aux associés de statuer dans les conditions prévues pour la modification des statuts278. Il semble que l'attitude générale des praticiens consiste à recommander la conclusion d'un prêt à usage et d'intégrer directement cette possibilité dans l'objet social lorsqu'ils sont saisis de la constitution de la société.

Les contours incertains du commodat

– Des zones d'ombre qu'il ne faut pas sous-estimer. – Le commodat n'est pas sans poser des difficultés. Il ne s'agit pas ici de remettre en cause la pratique adoptée par les notaires, ou de critiquer les précautions d'usage qu'ils prennent. Après tout, la jurisprudence s'est à ce jour principalement focalisée sur la conformité du commodat à l'objet social. Sur ce point, les praticiens font preuve de rigueur en s'assurant de la conformité du commodat qu'ils doivent rédiger avec l'objet social de la société. Nous souhaitons cependant attirer l'attention sur le fait que la Cour de cassation n'a, à ce jour et à notre connaissance, été saisie que de cette question et que d'autres pourraient en réalité se poser à l'avenir. Le contrat de commodat présente des contours plus incertains qu'il n'y paraît lorsqu'on le confronte aux concepts propres du droit des sociétés.
– Les limites induites par l'objet légal d'une société. – L'article 1832 du Code civil assigne à toute société un but intéressé : la réalisation de bénéfices ou d'économies279. La mise à disposition gratuite d'un logement pose question à cet égard puisqu'elle implique une privation de recettes pour la société. Cependant, on pourrait considérer que cette privation de recettes n'est pas réalisée dans un but altruiste : en agissant de la sorte, la société permet à ses associés de réaliser une économie. Le critère tiré de la réalisation d'économies paraît donc satisfait280. Il est même possible de se demander si les associés ne réalisent pas en réalité un bénéfice en étant dispensés de verser un loyer. Le contrat de société leur permet en effet de profiter d'un gain en jouissant matériellement du logement.
Certes, la nature de ce gain est matérielle et non pécuniaire, mais un bénéfice peut parfaitement résulter de la réalisation d'un gain en nature281. Cette analyse rejoint d'ailleurs la vision fiscale des choses : l'administration fiscale considère en effet, s'agissant des sociétés soumises à l'IS, que l'avantage en nature procédant d'une occupation gratuite constitue un revenu mobilier au même titre qu'un dividende282.
– Le risque de clause léonine. – Ainsi que cela a été indiqué, la tendance naturelle d'un praticien, lorsqu'il est sollicité pour rédiger les statuts d'une société, dont il sait qu'elle aura vocation à héberger gratuitement certains associés, est d'inclure dans l'objet social la possibilité de conclure un commodat. Cependant, la conclusion d'un commodat en application d'une telle clause pourrait être considérée comme contrevenant à la prohibition des clauses léonines. Pour mémoire, s'il est possible de déterminer librement la part de chaque associé dans les bénéfices ainsi que sa contribution aux pertes, cela suppose, notamment, que la stipulation en cause n'attribue pas à un associé la totalité du profit procuré par la société ou ne l'exonère pas de la totalité des pertes283. Or, lorsque l'immeuble occupé gratuitement par un seul associé constitue le seul élément d'actif de la société, cet usage pourrait bien s'analyser comme l'attribution de la totalité du profit à ce seul associé284.
Encore une fois, il ne s'agit pas de remettre en cause la pratique des notaires ou de leur conseiller de ne jamais inclure le commodat dans l'objet social. Il s'agit dans ces quelques lignes de nuancer la solution du commodat, en montrant qu'elle n'offre pas une sécurité juridique aussi catégorique que son insertion dans l'objet social pourrait laisser supposer.
– Le commodat à l'épreuve de l'intérêt social. – Si le contentieux semble à l'heure actuelle se concentrer sur la question de la conformité du commodat à l'objet social285, il n'est pas exclu que la Cour de cassation examine un jour la difficulté sous l'angle de l'intérêt social. L'intérêt social et l'objet social ne se confondent pas : un acte inscrit dans les statuts d'une société civile peut être annulé dès lors qu'il est contraire à l'intérêt social286.
Cette manière de raisonner a déjà trouvé un écho favorable chez les juges du fond. La cour d'appel de Reims a ainsi pu juger en 2020 qu'une occupation gratuite d'un logement devait être conforme non seulement à l'objet social, mais également à l'intérêt social. La cour d'appel souligne à ce sujet que l'intérêt social « suppose que chacun des associés profite de cette gratuité ou d'un avantage équivalent ou de revenus permettant de rembourser des comptes courants et de faire face aux charges courantes »287. L'originalité des faits soumis à la cour d'appel de Reims tenait au fait que l'associé qui avait saisi le juge ne demandait pas l'annulation du prêt à usage, mais sollicitait son retrait de la société. Le défaut d'intérêt social était invoqué pour convaincre le juge du juste motif entourant sa demande de retrait288. Le droit positif qui s'est construit sur la question du commodat a été prioritairement orienté vers la question de la conformité à l'objet social. Mais il ne faut pas se bercer d'illusions : sa conformité au crible de l'intérêt social sera inévitablement soumise au contentieux.
– Quelques précautions pour (tenter de) limiter les risques. – Sans pouvoir être certain qu'elles protégeront catégoriquement le commodat des critiques qui pourraient lui être adressées sur le fondement de l'objet légal, de l'intérêt social ou des clauses léonines, on peut porter à la connaissance du praticien un certain nombre d'éléments qui pourraient concourir à la sécurisation de la mise à disposition gratuite.
– La raison d'être d'une société. – La loi no 2019-486 du 22 mai 2019, dite « loi PACTE », a introduit la possibilité pour une société de se doter d'une raison d'être. Il s'agit d'une potentialité offerte à toute société, y compris civile, de préciser dans les statuts les principes dont la société se dote et pour le respect desquelles elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité289. Là où l'objet social constitue le plus souvent un inventaire des activités potentielles de la société, plus larges que celles qui seront réellement exercées, la raison d'être montre, telle une boussole, la direction que poursuit la société290.
Il n'est pas rare de découvrir, dans les raisons d'être adoptées par les grandes sociétés, des déclamations inscrivant l'action de la société dans des problématiques transcendantales, telles que la préservation de l'environnement ou la protection des générations futures. C'est ainsi que Danone se donne pour mission « d'apporter la santé par l'alimentation au plus grand nombre », tandis que Carrefour émet le vœu d'assurer « la transition alimentaire pour tous ». Citons enfin Guerlain qui inscrit son action « au nom de la beauté de la planète ». L'exaltation et le vertige procurés par de si belles paroles feraient oublier qu'une société est avant tout constituée pour réaliser des bénéfices. La raison d'être dissimule parfois la raison d'avoir.
Toutefois, la raison d'être n'est pas (qu')un simple slogan ; elle est dotée d'une portée normative. Le Conseil d'État estime ainsi qu'une société qui s'est dotée d'une raison d'être l'oblige à s'y conformer291. S'il y a une obligation, il doit y avoir une sanction. Pour autant, aucun texte n'identifie de sanction spécifique. On ne peut pas dire que la bonne fée se soit penchée sur le berceau de la raison d'être : le concept n'est pas défini et ses sanctions ne sont pas connues. Il semble malgré tout que les sanctions liées à la méconnaissance de la raison d'être pourraient se décliner autour de la personne du dirigeant, en offrant un nouveau fait générateur de responsabilité civile ou une nouvelle cause de révocation292. Mais tout dépend de la rédaction de la raison d'être293 : il paraît douteux qu'un dirigeant de Guerlain soit engagé en responsabilité civile « au nom de la beauté de la planète ».
– La raison d'être d'une SCI. – Le notaire aura l'impression, en lisant les lignes qui précèdent, que la raison d'être constitue un concept parfaitement étranger aux préoccupations qui sont les siennes lorsqu'il rédige des statuts d'une société civile immobilière. Pourtant, l'insertion d'une raison d'être pourrait bien représenter un intérêt, notamment lorsque la constitution de la SCI s'inscrit dans un contexte d'entraide familiale294.
En effet, il a été vu précédemment que les manifestations d'entraide familiale déployées au sein d'une structure sociétaire étaient susceptibles d'éprouver les concepts propres au droit des sociétés. C'est dans ce cadre que la stipulation d'une raison d'être pourrait s'avérer pertinente. Une raison d'être n'est pas nécessairement une pétition de principe déclamant des préoccupations éthiques, sociétales, environnementales ; elle peut être très concrète295. La plume du notaire ira donc dans le concret et inscrira l'objectif d'entraide familiale dans la raison d'être de la SCI, de manière à ce que l'intérêt familial puisse apparaître comme l'expression de ce qui est indispensable pour remplir l'objet social de la société.
Sur le plan purement technique, la raison d'être ne supplante pas l'intérêt social. Elle constitue une boussole susceptible d'offrir un contrepoids au critère de l'intérêt social en permettant d'expliquer au juge le contexte et les motivations familiales qui ont présidé à la constitution de la SCI296. En somme, l'intérêt familial, révélé par la raison d'être, permet d'éclairer l'intérêt social.
– L' affectio familiae érigée en affectio societatis . – Il devient impossible de jeter un voile pudique sur la question de l'intérêt social lorsque les associés constituent précisément une SCI dans l'objectif de protéger un membre de leur famille qui n'est pas lui-même associé de la société. Une décision de la Cour de cassation rendue en 2015 est particulièrement intéressante à ce sujet : des sœurs avaient constitué une SCI dont l'objet était d'acquérir une maison pour assurer à leur mère la garantie d'un logement. L'acquisition avait été financée au moyen d'un prêt immobilier. Afin de rembourser cet emprunt, chacune des sœurs devait effectuer des apports en compte courant. Une sœur, associée minoritaire, s'y refusa bientôt de telle sorte que sa sœur majoritaire dut l'assigner en paiement du solde débiteur de son compte courant. À titre reconventionnel, la sœur minoritaire demanda l'annulation de l'assemblée générale qui avait décidé de l'absence de loyer (et qui avait été votée par la sœur majoritaire). Elle demanda également la dissolution de la société pour mésentente297. La Cour de cassation refusa tant d'annuler la décision en assemblée générale que de prononcer la dissolution. Elle retint le motif suivant : « L'affectio societatis se définissait comme la volonté commune des enfants de donner à leur ascendant la garantie de vivre dans son logement, qu'à proportion de ses parts, chacun des associés devait œuvrer dans le sens de cet objectif commun, que, dans cette perspective, la mise à disposition à titre gratuit du logement ne contredisait pas l'objet social et que les difficultés de fonctionnement rencontrées par la société ne provenaient pas de l'absence de loyers votée en assemblée générale mais du refus de Mme X… de s'acquitter de sa quote-part de charges, et que les nombreuses difficultés n'avaient pas conduit à paralyser le fonctionnement de la SCI »298.
Il faut rester très prudent sur la portée normative de cette décision qui n'a pas été publiée au bulletin civil. Son principal enseignement n'est pas d'ordre technique : il constitue une source d'inspiration en montrant aux notaires que le juge peut être sensible aux motifs qui ont présidé à la constitution d'une SCI. Un exposé préliminaire inséré dans les statuts pourrait révéler l'objectif d'entraide que la famille s'est assigné.
– Conseil pratique sur les comptes courants. – Outre la stipulation d'une raison d'être, il pourra s'avérer opportun de rédiger une convention entre la société et les associés prévoyant que les associés s'interdiront de demander le remboursement de leur compte courant tant que le membre de la famille qu'ils souhaitent protéger sera logé par la société. Le but est évidemment d'éviter toute demande intempestive en remboursement du compte courant qui résulterait d'une brouille familiale et qui précipiterait la SCI dans la nécessité de vendre son actif social.
Par ailleurs, la prise en charge des frais par l'associé commodataire devrait faire l'objet d'une inscription en compte courant afin d'éviter que l'administration ne vienne requalifier l'occupation gratuite en bail. Nous avons vu précédemment que la comptabilisation en compte courant pouvait être cruciale s'agissant d'apprécier les conditions de l'exonération de plus-value en cas de vente ultérieure du bien299.

Mise à disposition gratuite d'un bien par une SCI et déduction d'une pension alimentaire

Il a été vu précédemment que la fourniture d'un logement à un membre de la famille pouvait correspondre, sur le plan civil, au paiement d'une obligation alimentaire. Le droit fiscal en tire même les conséquences en permettant à celui qui procure cette aide de déduire de son revenu imposable une pension alimentaire, toutes conditions posées par l'article 156, II, 2o du Code général des impôts devant être respectées300.
Il est douteux qu'une telle solution soit transposable lorsque le logement appartient à une société civile immobilière. On pourrait cependant objecter qu'une société fiscalement de personnes est translucide d'un point de vue fiscal : l'imposition du résultat se fait entre les mains des associés et non entre les mains de la société301.
Pourquoi dès lors l'associé ne pourrait-il pas déduire de son résultat imposable une pension alimentaire au même titre qu'une personne physique qui prêterait un logement à un membre de sa famille placé dans un état de besoin ?
À notre avis, ce n'est pas tant un problème de translucidité fiscale qu'un problème de périmètre de l'obligation alimentaire : le cercle des personnes entrant dans le régime des obligations alimentaires est strictement délimité par les articles 205 à 207 du Code civil et il est constant que les sociétés n'en font pas partie.
Or, les dispositions de l'article 156, II, 2o du Code général des impôts renvoyant expressément à celles des articles 205 à 207 du Code civil, il apparaît que l'associé d'une société civile ne doit pas pouvoir déduire une pension alimentaire de son résultat imposable nonobstant le régime de translucidité fiscale qui caractérise la société.
Les notaires voient souvent leurs clients hésiter sur le fait de recourir ou non à une SCI. L'impossibi lité de déduire une pension alimentaire peut être un critère de choix pour déconseiller le recours à une SCI s'il s'agit pour le client de loger gratuitement un enfant dans le cadre de son obligation alimentaire.